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me borner à répondre simplement que je traitais de la liberté. Cependant je ne demande pas mieux que de dire si traiter de la liberté c'est traiter de la politique. Mais pour cela il faut que nous sachions ce qu'il convient d'entendre par ce dernier mot.

Le mot Politique dit par lui-même assez peu de chose touchant l'objet de la science qu'il désigne. Les seules idées qu'il réveille immédiatement sont les idées de ville, de cité, de société il nous apprend que la politique a la société pour objet.

Mais sous quel rapport la société est-elle l'objet de sa politique? Car il n'est pas de science qui, d'une manière plus ou moins directe, ne s'occupe aussi de la société : l'Economie, en enseignant comment se forment les richesses; la Morale, en exposant les conséquences des bonnes et des mauvaises actions; la Physique, la Chimie, en recherchant comment agissent les forces répandues dans la nature et quel parti les hommes peuvent en tirer, travaillent toutes, chacune à leur façon, pour la société humaine....

Il est vrai; mais en travaillant pour la société, ce n'est pas la société que ces sciences considèrent; elles ont chacune leur fin spéciale et ne s'occupent qu'indirectement de la société. La politique au contraire fait de la société son objet spécial et ne

(1) Politique de POLIS ville, cité. On sait que par cité les Grecs entendaient moins l'assemblage des demeures que la réunion des citoyens, et que ce mot chez eux était synonyme de société.

s'occupe qu'indirectement de ce qui entre dans le domaine particulier des autres sciences. Elle ne recherche précisément ni comment se forment les richesses, ni comment agissent les forces de la nature, ni quels sont les effets moraux de nos actions. Elle est loin sans doute de dédaigner ces études ni aucune autre, car il n'en est point qui ne se rattachent plus ou moins à son sujet; mais elle ne les considère que dans leur rapport avec son sujet même; elle ramène tout à l'objet fondamental de ses considérations, à l'étude de la société, c'est-à-dire à la recherche de ce qui la constitue, de ce qui l'a fait être et de sa meilleure manière d'être.

Il est, comme on le sait, pour les sociétés humaines des manières d'être presque infinies. Un peuple peut exister à l'état de pêcheur, de chasseur, de pasteur; il peut se nourrir par le pillage, la guerre, l'esclavage; il peut se nourrir aussi par l'agriculture, le commerce et les arts; il fonde ordinairement sa subsistance sur plusieurs de ces moyens ensemble; quelquefois sur tous ces moyens réunis. Un peuple a aussi des manières extrêmement diverses de s'ordonner et d'agir conséquemment à sa manière fondamentale de vivre. Tous les peuples guerriers ne sont pas organisés de la même façon, ni tous les peuples industrieux non plus le peuple guerrier de Rome n'était pas constitué comme le peuple guerrier de Sparte; les nations industrieuses seront ordonnées sous le régime de la libre concurrence tout autrement qu'elles ne

l'étaient sous le régime du privilége et des corporations. Quelle est la manière générale de vivre, et dans ce mode d'existence quelle est la manière de s'arranger et d'agir la plus favorable à la société ? Quelle est celle où l'homme peut tirer le plus grand et le meilleur parti de ses forces? celle où il peut davantage les développer et les perfectionner? Voilà sans doute ce que, dans des études bien faites, doit se proposer de découvrir la science qui traite spécialement de la société, la science politique.

On définit souvent la politique la science de l'organisation du gouvernement. Cette définition a pu être vraie aux époques où la société était toute dans le gouvernement, et où le gouvernement était l'unique objet de la société. La politique a pu être la science du gouvernement chez les peuples dominateurs de l'antiquité et du moyen âge, par exemple, où les gouvernans formaient à eux seuls toute la société, et où le gouvernement, l'exercice du pouvoir, était l'unique affaire sociale. Mais aujourd'hui que les gouvernans ne sont pas tout; aujourd'hui que le gouvernement ne tient plus dans la société qu'une place circonscrite, il est clair que définir encore la politique la science du gouvernement, ce serait employer ce mot dans une acception beaucoup trop restreinte. La politique considère la société non-seulement dans son activité collective, mais dans tous ses modes d'activité; non-seulement dans les fonctions qui sont du ressort du gouvernement, mais dans tous ses or

dres de fonctions; elle l'embrasse tout entière; elle cherche à la fois quelle est l'espèce de travaux sur lesquels elle doit fonder sa subsistance, et comment elle doit s'organiser conséquemment à cette espèce de travaux; c'est-à-dire qu'elle cherche, comme je viens de l'énoncer plus haut, quels sont à la fois le genre de vie et le mode d'organisation les mieux appropriés à la nature de l'homme et les plus favorables à son perfectionnement; ou bien quelles sont les conditions auxquelles, par la nature des choses, se trouve subordonné le développement des facultés humaines.

Si tel est véritablement l'objet de la politique, il n'est pas douteux que je ne traite de cette science en traitant de la liberté; car en traitant de la liberté je n'ai pas un autre objet que celui que je viens d'assigner à la politique : mon seul dessein est de chercher quel est le mode d'existence le plus naturel à notre espèce, le plus favorable à ses progrès, celui où nous parvenons à user de nos forces avec le plus de perfection et d'étendue.

J'ai vu élever dans quelques écrits de ce temps une discussion en vérité bien frivole. On demande à qui doit appartenir l'empire, du sentiment ou de la raison, de la réflexion ou de l'entraînement, de l'imagination ou des idées positives. En 1751, l'académie de Corse avait proposé cette question : « Quelle est la vertu la plus nécessaire aux héros » ? La discussion actuelle est à peu près aussi raisonnable. On ne demande pas quelle est la vertu la plus nécessaire

à l'humanité; mais quel est l'ordre de ses facultés qui doit prévaloir, quel est celui qu'il faut préférablement cultiver: nous livrerons-nous tout entiers à l'exercice de nos facultés productives? ne nous occuperons-nous que du perfectionnement de nos facultés morales? voilà ce que j'ai vu mettre en question. Je ne saurais rien imaginer de plus futile. Il faut cultiver toutes nos facultés : cela peut-il faire l'objet d'un doute? J'ose dire que cela n'est douteux pour qui que ce soit : nos philosophes platóniciens, tout en déclamant contre l'industrie et son prétendu matérialisme, ont une sincère admiration pour la beauté de ses produits et ne sont point indifférens aux jouissances qu'ils procurent ; nos stoïques ont le bon goût de vouloir être agréablement logés, élégamment vêtus, d'aimer à faire une chère délicate; et de leur côté, nos épicuriens, il faut leur rendre ce témoignage, ont l'esprit trop cultivé et l'âme trop noble pour être insensibles aux plaisirs de l'intelligence et pouvoir se passer d'indépendance et de considération. Il n'y a donc pas à demander quelles sont celles de nos facultés que nous devons préférablement développer; car, encore une fois, nous devons et nous voulons les développer toutes.

Mais quel est le genre de vie le plus favorable au développement de toutes nos facultés ? voilà la question importante; voilà celle qu'il est utile et raisonnable de discuter. C'est aussi celle que j'examine dans ce livre.

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