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Ce n'est pas tout. Tandis qu'on ne veut pas voir les obstacles où ils sont, on ne veut apercevoir qu'une partie de ces obstacles, on ne veut considérer que ceux qui naissent des vices du gouvernement, ou, comme il serait plus exact et plus juste de s'exprimer, ceux qui résultent de l'imperfection de nos idées et de nos habitudes politiques. Cependant il est sûrement très possible que nous ne soyons pas imparfaits seulement dans cette partie de nos moyens d'agir. Il est possible que nous ignorions la plupart des arts et des sciences; il est possible que nous ayous beaucoup de vices personnels; il est possible que nous tombions, les uns envers les autres,

rait trop estimer les esprits positifs, ni trop honorer les caractères énergiques; mais si le mal vient du public, est-il positif qu'on peut l'arrêter en faisant la guerre à des noms propres? et si cela n'est pas positif, est-ce faire un bon emploi de son énergie que de le combattre de cette façon? Je ne voudrais sûrement pas décourager les hommes qui se dévouent pour em pêcher le mal; mais je voudrais qu'un si beau dévouement ne fût pas en pure perte; je voudrais qu'on ajoutât au prix du sacrifice, en le rendaut aussi fructueux qu'il est susceptible de le devenir. Or. se sacrifie-t-on aussi utilement qu'il serait possible de le faire? Cette question est assez importante pour mériter d'être examinée avec soin. J'y reviendrai à la fin de ce volume, en répondant aux diverses objections qu'on a élevées contre les doctrines qu'il renferme.

dans un grand nombre d'injustices et de violences particulières. Or très certainement cette ignorance et ces désordres privés, s'ils n'affectent pas la liberté au même degré que le manque d'instruction et de moralité politiques, ne laissent de lui être encore excessivement pernicieux. On a donc tort de ne pas les comprendre au nombre des causes qui nous empêchent d'être libres.

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Une troisième erreur fort accréditée, et qui peut-être n'est pas moins grave, c'est, en même temps que nous ne voulons pas prendre garde à tous nos défauts, ni même en général tenir compte de nos défauts, de croire que certains de nos progrès nous sont nuisibles, de prétendre, par exemple, que l'industrie, l'aisance, les lumières sont des obstacles à la liberté. Il n'est sûrement personne parmi nous qui n'ait fréquemment entendu dire que nous sommes trop civilisés, trop riches, trop heureux pour être libres. C'est une expression universellement reçue et dont les beaux esprits, et quelquefois même les bons esprits se servent comme le vulgaire. Un de nos publicistes les plus justement renommés, M. B. de Constant, dans son, ou vrage sur les religions, croit que l'Europe mar

che à grands pas vers un état pareil à celui de la Chine, qu'il représente à la fois comme très civilisée et très asservie. M. de Châteaubriand, dans un pamphlet en faveur de la septennalité, enseigne expressément que plus les hommes sont éclairés et moins ils sont capables d'être libres. De sorte que, suivant ces écrivains, l'espèce humaine se trouverait réduite à la triste alternative de rester barbare ou de devenir esclave, et qu'il lui faudrait nécessairement opter entre la civilisation et la liberté.

Enfin, tandis qu'on veut que la liberté soit diminuée par de certains progrès, il semblerait, à voir l'insouciance que l'on montre pour des perfectionnemens d'un ordre plus élevé, qu'on regarde ces perfectionnemens comme inutiles. Nous travaillons de toutes nos forces à l'accroissement de cette industrie, de cette aisance, qui sont mortelles, disons-nous, pour la liberté, et, en même temps, nous ne mettons aucun zèle à développer nos facultés morales qui lui pourraient être si favorables. Nous faisons aux arts de merveilleuses applications de la mécanique, de la chimie et des autres sciences naturelles, et nous ne songeons point à y appliquer la science

des mœurs, qui pourrait tant ajouter à leur puissance'. Nous ne voulons pas voir combien sont encore imparfaits les peuples qui ne sont qu'habiles, et combien se montrent plus habiles ceux qui sont aussi moraux. Nous ne sentons pas assez d'ailleurs qu'il n'est pas seulement question d'habileté, mais aussi de dignité, d'honneur, de liberté; et que si la liberté naît de l'industrie, elle naît surtout des bonnés habitudes, soit privées, soit publiques.

4. Je m'écarterai, sur ces points fondamentaux, des idées qui paraissent le plus généralement reçues.

D'abord, je ne parlerai point des gouvernemens, ou du moins ce que j'en pourrai dire ne se distinguera pas de ce que j'ai à dire des populations. Je ne porterai mes regards que sur

(1) Il y aurait à faire, sous le titre de Morale appliquée aux arts, quelque chose de très neuf et d'éminemment utile. Je ne sais pas si l'on enseigne rien de semblable dans les écoles d'arts et métiers des départemens; mais je sais bien qu'il ne se fait à Paris, de cours de ce genre dans aucun établissement public, et cela est sûrement très regrettable. Je ne pense pas qu'il y ait d'enseignement que réclament davantage les besoins de l'industrie et des classes industrieuses.

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les masses; leur industrie et leur morale seront le sujet de toutes mes observations, la matière de toutes mes expériences. C'est en effet là que sont tous les moyens de la liberté, et aussi tout ce qu'elle peut rencontrer d'obstacles, même ceux qui naissent du gouvernement, ordre de travaux ou de fonctions, qui, comme tous les autres, n'est jamais, à dire vrai, que ce que l'état des peuples veut qu'il soit. Je trouverai les obstacles dans le défaut d'industrie, de savoir, de capitaux, de bonnes habitudes particulières et politiques. Les

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moyens sortiront du progrès de tout cela '.

(1) On a dit que, par cette manière d'envisager les choses, « Je transportais la théorie politique hors de la sphère trop «< sujette à controverse des institutions, pour la ramener dans les termes beaucoup plus positifs de l'amélioration morale <«< et industrielle de l'homme. » (Rev. encyclop., janv. 1825;)* Il est très vrai que je fais dépendre la perfection de la société de la perfection des arts et de celle des mœurs. Cependant il ne faudrait pas induire de là que je ne tiens pas compte des institutions, et que j'exclus le gouvernement des considérations de la politique. J'évite seulement de séparer le gouvernement de la société; mais je considère la société dans sou activité politique comme dans tous ses autres modes d'activité. Je la considérerai même dans celui-là avec plus de soin que dans aucun autre; parce qu'il n'en est pas dans lequel il lui importe davantage de bien agir, et je montrerai qu'elle est d'autant plus libre qu'elle déploie à cet égard plus d'art et de moralité. Je ferai sur cet ordre de faits les mêmes raisonnemens que sur tous les autres.

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