Page images
PDF
EPUB

les

pour nous-mêmes sans être offensive pour autres, et plus aussi nous avons acquis de liberté. Cette proposition a toute la certitude des précédentes. Comparez l'état des peuples qui prospèrent par des voies paisibles à l'état des peuples qui ont fondé leur prospérité sur la domination; comparez les nations guerrières de l'antiquité aux nations industrieuses des âges modernes; comparez l'Europe, où tant d'hommes encore cherchent la fortune dans le pouvoir, à ces Etats-Unis d'Amérique où l'universalité des citoyens n'aspire à s'enrichir que par le travail, et vous découvrirez bientôt où il y a le plus de liberté véritable.

Les hommes ne sont donc esclaves que parce qu'ils n'ont pas développé leurs facultés et appris à en régler l'usage. Ils ne sont libres que parce qu'ils les ont développées et réglées. Il est vrai de dire, à la lettre, qu'ils ne souffrent jamais d'autre oppression que celle de leur ignorance et de leurs mauvaises mœurs; comme il est vrai de dire qu'ils n'ont jamais de liberté que celle que comportent l'étendue de leur instruction et la bonté de leurs habitudes. Plus ils sont incultes et moins ils peuvent agir; plus ils sont cultivés,

et plus ils sont libres la vraie mesure de la liberté c'est la civilisation.

5. Il est peu de choses qu'on ait entendues plus diversement que la liberté et dont on ait en général des idées plus imparfaites. Il est assez rare qu'on la considère comme un résultat de notre développement. Loin de penser qu'elle suit le progrès de nos facultés, bien des gens s'imaginent qu'elle décroît à mesure qu'elles se perfectionnent, et que l'homme inculte, l'homme sauvage était plus libre que ne l'est l'homme civilisé. On n'a pas l'idée surtout que tous nos progrès, de quelque nature qu'ils soient, contribuent immédiatement à l'étendre. On dira bien peut-être que les hommes deviennent plus libres en devenant plus justes, en se renfermant tous plus exactement dans les bornes de l'équité; mais on ne dira pas, quoique la chose soit aussi certaine, qu'ils deviennent plus libres en devenant plus sobres, plus tempérans, en apprenant à mieux user de leurs facultés respectivement à eux-mêmes. On ne dira pas non plus qu'ils deviennent plus libres par cela seul qu'ils deviennent plus industrieux, plus riches, plus

instruits, bien que ce soit une vérité également incontestable. Examinons succinctement quelques-unes des idées qu'on a de la liberté. Nous achèverons par-là d'éclairer et de confirmer celle qu'il convient de s'en faire.

Les hommes naissent et demeurent libres, a dit l'assemblée constituante'; ce peu de mots me feraient douter que cette illustre assemblée ́eût de la liberté une idée bien juste. La liberté n'est pas quelque chose de fixe et d'absolu, comme cette déclaration semblerait le faire entendre. Elle est susceptible de plus et de moins; elle se proportionne au degré de culture. Ensuite, elle n'est pas une chose qu'on apporte en naissant. Il n'est pas vrai, en fait, que les hommes naissent libres; ils naissent avec l'aptitude à le devenir; mais l'instant de leur naissance est assurément celui où ils le sont le moins. S'ils ne naissent pas libres, on ne peut pas dire qu'ils demeurent tels; mais on peut dire qu'ils le deviennent, et ce qu'il faut dire c'est qu'ils le deviennent d'autant plus qu'ils apprennent à faire

(1) Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, art 1er

de leurs facultés un usage plus étendu, plus moral et plus raisonnable.

L'assemblée constituante définissait la liberté le pouvoir de faire ce qui ne nuit point à autrui. Cette définition était au moins incomplète. Une des conditions de la liberté c'est bien sans doute que les hommes s'abstiennent réciproquement de se nuire; mais cette condition essentielle n'est pas la condition unique. Il ne nous suffirait pas pour être libres de savoir nous respecter les uns les autres, il faut encore que chacun de nous sache se respecter soi-même; il ne nous suffirait pas non plus d'être moraux, il faut aussi que nous soyons habiles. La liberté dépend de toutes ces conditions et non pas d'une seule; elle est d'autant plus grande qu'elles sont toutes plus pleinement accomplies.

Un célèbre jurisconsulte anglais a sévèrement critiqué la définition de l'assemblée constituante. Il n'est pas vrai, suivant lui, que la liberté con

(1) Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, article 4.

[ocr errors]

siste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas. « Elle consiste, dit-il, à pouvoir faire ce qu'on veut, le mal comme le bien; et c'est pour cela même que les lois sont nécessaires pour la restreindre aux actes qui ne sont pas nuisibles »'. On n'est pas peu surpris de voir un philosophe aussi éminemment judicieux que Bentham placer ainsi la pleine liberté dans la licence, et trouver que les lois la restreignent en nous interdisant de faire le mal. Rien n'est assurément moins exact que cette proposition. Il n'est pas vrai que nous serions plus libres si les lois ne nous défendaient de nous faire mutuellement violence; il est manifeste au contraire que nous le serions beaucoup moins; nous ne jouirions d'aucune sécurité; nous vivrions dans de continuelles alarmes; presque toutes nos facultés seraient paralysées. Les lois augmentent donc notre puissance d'agir, bien loin de la restreindre en nous interdisant certaines actions; et au lieu de dire, comme le fait Bentham, « qu'on ne saurait empêcher les hommes de se nuire qu'en retranchant de leur

pas

(1) Bentham, Tactique des assemblées représentatives, t. II, p. 343, édition de 1822.

« PreviousContinue »