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travaux, le peu de loisir qu'ils lui laissent, la faiblesse des ressources qu'ils lui procurent. Aussi, quelque peine qu'il ait à s'enrichir, en at-il davantage encore à s'éclairer. Uniquement occupé du soin d'accroître son capital, il ne fait guère de progrès, même quand il est parvenu à un certain bien-être, que dans les idées relatives à son art; il reste étranger aux autres connaissances; il acquiert peu d'idées générales, et lorsqu'il est devenu riche il s'écoule encore bien du temps avant qu'il ait mis son esprit au niveau de sa fortune.

S'il est si difficile, en partant des derniers rangs de la société, de parvenir à la richesse et aux lumières, il n'est pas moins difficile de s'élever à un haut degré de moralité. Les bonnes habitudes privées et sociales sont le fruit d'un certain bien-être dont le pauvre ne jouit pas, et d'une certaine éducation qu'il n'est guère en position de recevoir. Les privations qu'il endure rendent ses appétits plus véhémens, et sa raison encore inculte l'avertit moins du danger qu'il y a de les satisfaire avec excès : il est donc plus difficile qu'il se conduise bien à l'égard de lui

même. D'une autre part, il est plus aigri par la difficulté de vivre; toutes ses passions malfaisantes sont plus violemment excitées, et sa raison est moins forte pour les contenir : il est donc plus difficile qu'il se conduise bien à l'égard des autres. Dans ses mœurs privées, il est plus sujet à l'intempérance, à l'ivrognerie, à l'incontinence; dans ses relations avec les autres individus, il est plus enclin au vol, au meurtre, à l'injure; dans ses rapports avec la société, il est plus disposé aux émeutes, aux rébellions, au pillage. Il est donc, sous tous les rapports, plus entraîné au mal, et, sous tous les rapports aussi, la réflexion l'avertit moins du danger qu'il y a de mal faire; double raison pour qu'il succombe plus aisément aux tentations et ait plus de peine à acquérir de bonnes habitudes morales.

7. Ainsi, dans l'état social le plus exempt de violences, il est très difficile qu'il ne s'établisse pas des inégalités dans les conditions; et lorsque ces inégalités sont une fois établies, il est encore plus difficile qu'elles s'effacent : on ne parvient qu'avec des peines extrêmes d'une condition inférieure à un état un peu élevé, et les

familles tombées dans un certain abaissement sont exposées à y rester par cela seul qu'elles s'y trouvent. Je ne dis pas qu'il soit impossible de se relever de cet état; mais cela, dis-je, est très difficile, et le nombre des hommes qui en sortent est toujours petit en comparaison de ceux qui y restent. D'ailleurs, s'il y a continuellement des familles qui s'élèvent, il y en a continuellement qui déclinent; s'il s'opère un mouvement constant d'ascension, il se fait un mouvement non moins constant de décadence; tandis que le travail et les bonnes mœurs tirent les uns de l'abjection, le vice et l'oisiveté y font tomber les autres; les mêmes degrés ne sont plus occupés par les mêmes personnes, mais il y a toujours des gradations, et la société continue à présenter le spectacle d'une agrégation d'individus très inégalement partagés du côté de la fortune, de la capacité, des mœurs, de l'instruction, de tout ce qui donne l'influence.

Toutes ces inégalités sont donc, dans un certain degré, des choses essentielles à notre nature; elles sont une loi de l'espèce humaine, elles sont aussi nécessaires dans l'ordre moral que les inégalités du sol ders l'ordre physique; il n'est pas

plus étrange de voir des hommes inégaux dans la société que des arbres inégaux dans une forêt; ou bien de voir des hommes différens par la fortune, le savoir, la moralité, que des hommes différens par la figure, la taille, les proportions du corps, les facultés de l'âme.

En un mot, quoique le régime industriel tende à rendre les inégalités sociales infiniment moins sensibles, l'effet de ce régime n'est pas tant encore de faire disparaître l'inégalité d'entre les hommes que de les classer autrement. Il tend à faire que les plus industrieux, les plus actifs, les plus sages, les plus honnêtes soient aussi les plus heureux, les plus riches, les plus libres, et non à faire qu'ils soient tous également heureux, également riches, également libres, parce que cela n'est pas possible '.

(1) De ce qu'il y a des inégalités inévitables, certaines gens seraient fort disposés à conclure qu'il doit y avoir nécessairement des maîtres et des sujets, des dominateurs et des tributaires. « La loi, dit-on fièrement, ne saurait ni créer, ni anéantir l'aristocratie; toujours la force vient se placer à la tête de la société détruisez une classe de dominateurs, il en naîtra d'autres : le tiers-état, après avoir cru renverser l'ancienne noblesse, a vu tout à coup sortir de son sein une autre noblesse qui s'est trouvée aussitôt revêtue des indestructibles supériorités de l'ancienne. » (Journal des Débats du 9 décembre 1820.) Voilà bien

8. Non-seulement cela n'est pas possible, mais cela n'est pas désirable. On pourrait souhaiter que les hommes fussent mieux classés, mais non pas qu'ils fussent confondus. Il est sûrement bien affligeant que la sottise, la violence, l'hypocrisie aient encore parmi nous tant de moyens de conduire à la fortune et à la considération; mais non pas qu'il y ait des degrés dans la considération et la fortune. Les supériorités qui ne sont dues qu'à un usage plus moral et plus éclairé de nos facultés naturelles loin d'être un mal sont un véritable bien; elles sont la source de tout ce qui se fait de grand et d'utile; c'est dans la plus grande prospérité qui accompagne un plus grand effort qu'est le principe de notre développement; rendez toutes les conditions pareilles et nul ne sera intéressé à mieux faire qu'un autre ; réduisez tout à l'égalité et vous aurez tout réduit à l'inaction;

le langage de toutes les dominations: les sacerdotales disent que les portes de l'enfer ne sauraient prévaloir contre elles; les militaires s'appellent d'indestructibles supériorités. Heureusement, le temps, qui n'a fait de pacte avec aucune, va les détruisant toutes à petit bruit: il efface insensiblement les inėgalités nées de la violence et de l'imposture, et il finira par ne laisser apercevoir entre les hommes que les différences naturelles et légitimes dont je parle, les seules véritablement qu'il ne soit ni possible ni désirable d'anéantir.

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