Page images
PDF
EPUB

serait sans doute de vouloir à la fois en abuser et les conserver saines, vivre dans la débauche et ne pas nuire à sa santé, prodiguer ses forces et n'en rien perdre, etc.

il

Je dis enfin, et cette troisième proposition n'est pas moins évidente que les deux premières, que, pour disposer librement de nos forces, faut que nous nous en servions de manière à ne pas nuire à nos semblables. Nous avons bien, dans une certaine mesure, le pouvoir de nous livrer au crime; mais nous n'avons pas celui de nous y livrer sans diminuer proportionnellement notre liberté d'agir. Tout homme qui emploie ses facultés à faire le mal, en compromet par cela même l'usage : c'est en quelque manière se tuer que d'attenter à la vie d'autrui; c'est compromettre sa fortune que d'entreprendre sur celle des autres. Il n'est sûrement pas impossible que quelques hommes échappent aux conséquences ou du moins à quelques-unes des conséquences d'une vie malfaisante; mais les exceptions, s'il y en a de réelles, n'infirment point le principe. L'inévitable effet de l'injustice et de la violence est d'exposer l'homme injuste et violent à des haines, à des vengeances, à des représailles, de lui ôter

la sécurité et le repos, de l'obliger à se tenir continuellement sur ses gardes, toutes choses qui diminuent évidemment sa liberté. Il n'est au pouvoir d'aucun homme de rester libre en se mettant en guerre avec son espèce. On peut dire même que cela n'est au pouvoir d'aucune réunion d'hommes. On a vu bien des partis, on a vu bien des peuples chercher la liberté dans la domination, on n'en a pas vu que la domination, à travers beaucoup d'agitations, de périls et de malheurs provisoires, n'ait conduits tôt ou tard à une ruine définitive ".

(1) Si vous voulez, disait Sully à Henri IV, soumettre par la force des armes la majorité de vos sujets, « Il vous faudra passer par une milliasse de difficultés, fatigues, peines, ennuis, périls et travaux; avoir toujours le cul sur la selle, le halecret sur le dos, le casque en tête, le pistolet au poing et l'épée à la main... » (Economies royales.)

(2) Hobbes dit qu'en l'état de nature il est loisible à chacun de faire ce que bon lui semble (Elémens philosop. du citoyen). Il n'est pas douteux qu'en quelque état que ce soit un homme n'ait le pouvoir physique de commettre un certain nombre de violences. Mais est-il quelque état, selon Hobbes, où l'homme puisse être injuste et méchant avec impunité? N'est-il pas également vrai, dans tous les temps et dans toutes les situations, que l'injure provoque l'injure, que le meurtre expose la vie du meurtrier? Que signifie donc de dire qu'en l'état de nature il est permis à chacun de faire ce que bon lui semble? Il

[ocr errors]

Ainsi l'homme, par la nature même des choses, ne peut avoir de liberté, dans l'espace où il lui

est, en tout état, impérieusement commandé à qui ne veut pas souffrir d'insultes de n'en pas commettre. Je sais bien que, dans les premiers âges de la société, chacun exerce plus de violences; mais chacun aussi en endure beaucoup plus. La résistance se proportionne naturellement à l'attaque, et la réaction à l'action. C'est par-là que l'espèce se maintient : il n'y a que ce qui résiste qui dure.

En général si pour être libre il est nécessaire de s'abstenir du mal, il est tout aussi indispensable de ne pas le supporter; car c'est par l'énergie qu'on met à ne pas le supporter qu'on intéresse les autres à ne pas le faire. Tant qu'on se plie à une injustice, on peut compter qu'elle se commettra. Rien de plus corrupteur que la faiblesse en consentant à tout souffrir, on excite les autres à tout oser. Alceste fait un partage égal de sa haine entre les hommes malfaisans et les hommes complaisans: je ne sais s'ils y ont un même droit. Le mal vient encore moins, je crois, de la malice des injustes, que de la faiblesse des poltrons. Ce sont ceux-ci qui gâtent les autres. C'est le grand nombre qui déprave le petit, en se soumettant trop facilement à ses caprices. Nous avons tous besoin de frein, et d'autant plus que nous disposons de plus de forces. S'il faut que les individus soient contenus par le pouvoir, le pouvoir a encore plus besoin d'être contenu par la société. C'est à la société à lui fournir des motifs de bonne conduite, c'est à elle d'attacher tant de dégoûts et tant de périls à l'abus de la puissance que les despotes les plus hardis, que les factions les plus effrénées sentent la nécessité de se contenir. Veut-on juger combien nous avons besoin d'être retenus pour ne pas donner dans l'injustice, et à quel point une légitime résistance est nécessaire à la liberté, il n'y a qu'à regarder comment les forts traitent partout les faibles; il n'y a qu'à voir comment notre race, qui se dit chrétienne et civili

a été permis d'exercer ses forces, qu'en raison de son industrie, de son instruction, des bonnes habitudes qu'il a prises à l'égard de lui-même et envers ses semblables. Il ne peut être libre de faire que ce qu'il sait; et il ne peut faire avec sûreté que ce qui ne blesse ni lui, ni les autres. Sa liberté dépend tout à la fois du développement de ses facultés et de leur développement dans une direction convenable.

4. Si pour être libres nous avons besoin de développer nos facultés, il s'ensuit que plus nous les avons développées, plus est étendu, varié, l'usage que nous en pouvons faire, et plus aussi nous avons de liberté. Ainsi nous sommes d'autant plus libres que nous avons plus de force, d'activité, d'industrie, de savoir; que nous sommes plus en état de satisfaire tous nos besoins; que nous sommes moins dans la dépendance des choses: chaque progrès étend notre puissance d'agir, chaque faculté de plus est une

:

sée, traite celles qui ne sont pas capables de résister à ses violences les Européens font encore le commerce des nègres, et ont, suivant M. de Humboldt, plus de cinq millions d'esclaves dans les colonies. (Voy, la Revue protestante, 1er cahier.)

liberté nouvelle. Tout cela est évident de soi. Rousseau a beau mettre la liberté de l'homme sauvage au-dessus de celle de l'homme civil, son éloquence ne fera point que celui dont les facultés sont à peine ébauchées en puisse disposer aussi librement que celui qui les a développées, fortifiées, perfectionnées par la culture.

Si pour être libres nous avons besoin de nous abstenir dans l'exercice de nos facultés de tout ce qui nous pourrait nuire, il s'ensuit que mieux nous en savons régler l'emploi relativement à nous, plus nous avons appris à en faire un usage éclairé, prudent, modéré, et plus aussi nous sommes libres. Mettez un homme qui ait de bonnes habitudes morales à côté d'un homme incapable de régler aucun de ses sentimens, de satisfaire avec mesure aucun de ses appétits, et vous verrez lequel en toute circonstance conservera le mieux la libre disposition de ses forces.

Si pour être libres enfin nous devons nous défendre, dans l'emploi de nos facultés, de tout acte préjudiciable à autrui, il s'ensuit que mieux nous savons en tirer parti sans nuire, plus nous avons appris à leur donner une direction utile

« PreviousContinue »