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barbarie, l'introduction de l'esclavage était une innovation heureuse, et l'usage de condamner les vaincus au travail fut, sans contredit, un grand acheminement à la liberté. L'essentiel était que, de manière ou d'autre, l'industrie devînt la principale ressource '.

Sans doute, il eût encore mieux été qu'on cessât de faire la guerre, et qu'on s'assujétît soimême au travail plutôt que d'y contraindre son semblable; mais il n'était pas dans la nature de l'espèce de faire tout à coup de si grands progrès; un tel changement était bien loin encore d'être possible; c'était beaucoup que l'on cessât d'exterminer les prisonniers et que l'on s'avisât de les réduire en servitude. Aussi paraît-il que l'on commença par-là; et, comme je l'ai dit dès le début de ce chapitre, on ne connaît pas de peuple qui, en passant de la vie errante à la vie sé

(1) Non-seulement, par l'institution de l'esclavage, il y eut des hommes utilement occupés; mais ces hommes purent travailler avec quelque sécurité, sous la protection de leurs maîtres, qui, en les opprimant pour leur compte, furent pourtant intéressés à les préserver de tout trouble étranger. En outre, par l'effet de cette protection et de la fixité des établissemens, quelques accumulations devinrent possibles, et ceci prépara beaucoup d'autres progrès.

dentaire, n'ait eu d'abord des esclaves pour le

servir.

Ces esclaves qui d'abord ne travaillent que pour autrui travailleront un jour pour eux. Ils sont faibles, ils deviendront forts; ils sont aux sources de la vie, de la lumière, de la richesse, de la puissance : il ne faut que leur inspirer le désir d'y puiser, et les maîtres eux-mêmes sentiront un jour le besoin de leur inspirer ce désir. Voulant stimuler leur activité, ils relâcheront un peu leur chaînes ; ils leur laisseront une part de la richesse qu'ils auront créée. Ceux-ci conserveront ces faibles produits; ils les accroîtront par le travail et par l'épargne; et quelque jour les fruits lentement accumulés de leur pécule étoufferont ceux de la violence et de l'usurpation. Esclaves dans l'antiquité, les hommes d'industrie ne seront plus que serfs tributaires dans le moyen âge; puis ils deviendront les affranchis des communes; puis le tiers-état; puis la société tout entière.

C'est ici, c'est chez les peuples entretenus par des esclaves, c'est au sein même de l'esclavage que commence réellement la vie industrielle, la seule, comme on le verra bientôt, où les hommes puissent donner un grand essor à leurs fa

cultés, acquérir de bonnes habitudes morales,. prospérer sans se faire mutuellement de mal; la seule, par conséquent, où ils puissent devenir vraiment libres.

CHAPITRE VII.

Du degré de liberté qui est compatible avec la manière de vivre des peuples qui n'ont pas d'esclaves, mais chez qui tout est privilége.

1. Le monde, dans son adolescence, n'a pas connu d'état social plus avancé que celui dont je viens d'offrir le tableau. Par toute la terre, jusqu'au moyen âge, l'espèce humaine est restée partagée en deux classes: celle des vainqueurs, qui dominaient dans l'oisiveté; celle des vaincus, qui travaillaient dans la servitude. On avait bien vu, dans les temps anciens, des affranchissemens particuliers; on n'avait jamais vu nulle part l'abolition de l'esclavage. L'abandon de cette brutale injustice était réservé à un autre temps. L'idée n'en avait pas pu venir aux nations anciennes. A l'époque où ces nations avaient vécu, il n'y avait pas encore assez de peuples attachés au sol, il n'était pas assez difficile de se procurer des esclaves pour que l'esclavage pût cesser. Nous lisons que, sous les Romains, il y avait une per

pétuelle affluence d'esclaves sur les marchés de l'Italie; qu'on en envoyait des provinces les plus éloignées ; qu'il en arrivait de la Syrie, de la Cilicie, de la Cappadoce, de l'Asie-Mineure, de la Thrace et de l'Egypte '. L'abondance quelquefois en était telle qu'ils se donnaient pour presque rien Plutarque nous apprend que dans le camp de Lucullus un esclave fut vendu quatre drachmes, environ trois livres dix sols 2. On conçoit que dans des temps où les esclaves étaient à ce prix, il ne pouvait guère être question d'abolir ou même de modifier l'esclavage. Moins la denrée était chère et plus on devait s'endurcir dans l'habitude qu'on avait prise d'en user et d'en abuser.

2. Mais quand l'empire romain eut été détruit par les barbares; que plusieurs de ces peuples eurent réussi à s'établir dans le midi; que, par l'impossibilité de les déloger, les hordes qui les

(1) Voy. les Essais de Hume, t. I, 2o part., Essai XI, p. 406. Strabon, parlant de la ville de Délos en Cilicie, dit qu'il n'était pas rare qu'il se vendît sur le marché de cette ville jusqu'à dix mille esclaves par jour pour l'usage des Romains. (Liv. XIV, cité par Hume, ib.)

(2) Hommes illustres, vie de Lucullus.

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