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ce qui en rectifie l'usage. Je veux exposer comment cela se fait. Je pourrai sûrement me tromper dans mes explications; mais ce ne sera pas la faute de ma méthode. Je pourrai me tromper, comme je le pourrais en faisant un calcul, sans que pour cela on dût faire le procès à l'arithmétique. Mes erreurs d'ailleurs seront faciles à rectifier: en donnant le résultat de mes observations, j'en exposerai la matière; de sorte que, si je me trompe, il sera bien aisé de le voir: chacun pourra refaire mes expériences.

On remarquera sans doute combien cette méthode diffère de celle de ces publicistes dogmatiques qui ne parlent que de droits et de devoirs ; de ce que les gouvernemens ont le devoir de faire, de ce que les nations ont le droit d'exiger : chacun doit être maître de sa chose; chacun doit pouvoir dire sa pensée; tout le monde devrait participer à la vie publique : voilà leur langage accoutumé. Je ne m'expliquerai point de la sorte; je ne dirai pas sentencieusement les hommes ont droit d'être libres ; je demanderai : comment arrive-t-il qu'ils le soient? à quelles conditions peuvent-ils l'être? par quelle réunion de con

naissances et de bonnes habitudes morales parviennent-ils à exercer librement telle industrie privée? comment s'élèvent-ils à l'activité politique? Il n'y a là, comme on le voit, rien d'impérieux, rien qui oblige. Je ne dis pas : il faut que telle chose soit ; je montre comment elle est possible. Chacun sans doute pourra voir si elle vaut que nous acquiérions les qualités nécessaires pour en jouir; mais je n'impose rien, je ne propose même rien : j'expose.

Non-seulement cette méthode ne tend point à surprendre ou à violenter les esprits; mais elle est la seule propre à les éclairer. C'est celle qu'on suit dans toutes les sciences d'observation; c'est par elle que, depuis un quart de siècle, ces sciences ont fait de si remarquables progrès. On ne parle point en physique, en mathématiques de ce qui doit être; on cherche simplement ce qui est, ou comment il arrive qu'une chose soit. Le géomètre remarque dans quelles circonstances deux lignes forment un angle ; mais il ne dit pas que deux lignes ont le droit de former un angle. Le chimiste observe que l'eau soumise à l'action du feu passe à l'état de vapeur; mais il ne dit

pas qu'un des droits de l'eau est de se transformer en gaz. Le publiciste peut observer de même dans quelles circonstances l'homme parvient à la liberté; mais il ne doit pas dire, s'il veut parler scientifiquement, que l'homme a droit d'être libre. Que nous apprendrait en effet ce langage, et que prétend-on en disant ici que l'homme a droit? veut-on dire qu'il est désirable qu'il devienne libre? mais exprimer des vœux n'est pas expliquer des vérités. Veut-on dire que la liberté est une propriété de la nature? mais cela n'est vrai qu'à de certaines conditions. Deux lignes droites ont la propriété de former un angle; mais ce n'est que lorsqu'elles se rencontrent en un point. L'eau a la propriété d'être compressible; mais elle ne l'est à un haut degré que lorsqu'elle est réduite à l'état de gaz. La liberté est une propriété de la nature humaine; mais seulement quand cette nature est cultivée. Vous avez beau dire a priori que l'homme est une force libre, tant qu'il conserve son ignorance et ses vices, il réste en effet très dépendant. Au lieu donc de nous dire dogmatiquement que la liberté est sa loi, enseignez-nous comment elle devient sa ma

nière d'être. Ce n'est qu'ainsi que vous pourrez nous éclairer '.

Enfin, tandis que cette méthode est plus propre à instruire, elle est aussi plus propre à faire bien agir. Quand on dit aux hommes: Vous avez droit d'étre libres, la justice ordonne que vous le soyez; on parle vivement à leur imagination, on leur inspire le désir de la liberté, mais sans leur rien communiquer de ce qui la donne, et il est possible qu'on les pousse, pour la conquérir,

(1) Les hommes ont droit d'être libres! Autant j'aimerais dire qu'ils ont le droit d'être intelligens, actifs, instruits, prudens, justes, fermes, en un mot, qu'ils ont le droit de réunir toutes les conditions d'où l'on sait que dépend l'exercice plus ou moins libre de leurs facultés. Les hommes ont sûrement le droit d'être libres... s'ils peuvent; mais l'essentiel est de savoir à quelles conditions cela leur est possible. L'abbé Raynal disait qu'avant toutes les lois sociales, l'homme avait le droit de vivre. «Il aurait pu, » observe judicieusement Malthus, << dire, avec tout autant de vérité qu'avant l'établissement des lois soIciales tout homme avait le droit de vivre cent ans. Il avait ce droit sans contredit, » ajoute Malthus, « et il l'a encore; il a le droit de vivre mille ans, s'il peut, etc. » (Essai sur le principe de la pop., liv. 4, c. 4.) Mais quels moyens a-t-il d'assurer, de prolonger son existence? Voilà ce qu'il faudrait lui apprendre et dont Raynal ne dit pas un mot. Il est vrai que ceci est moins facile que de proclamer emphatiquement le droit qu'il a de vivre, droit qu'on ne lui conteste pas, ou qu'il ne doit jamais supposer qu'on lui conteste.

à des résolutions violentes, qui leur causeront de grands maux, sans laisser peut-être après elle aucun bon résultat '. Mais si on leur dit :

«

plus vous serez habiles, ingénieux, éclairés, et << mieux vous disposerez de vos forces; plus vous « aurez de modération, d'équité, de courage, et plus vous aurez de liberté, » on n'a sûrement rien de pareil à craindre. Il se pourra que ce langage touche peu; mais s'il excite à agir ce sera d'une façon utile. Ce qu'il recommande en effet c'est de s'instruire, de se fortifier, de se rendre meilleur ; il n'excite à la liberté qu'en exhortant à acquérir les qualités qui la procurent : il ne saurait jamais être dangereux d'inspirer aux hommes l'amour d'un art utile ou d'une vertu quelconque, et on est sûr, en les poussant dans les voies de l'industrie et de la morale, de les mettre sur le vrai chemin de la liberté.

pas

(1) Tout effet tient de sa cause, et celui qu'on obtient par des déclamations ne vaut ordinairement mieux que les déclamations qui le produisent. On parvient sans doute, par ce moyen, à exciter les passions des hommes contre une domination injuste, à leur inspirer le courage nécessaire pour la renverser; mais le courage n'a de bons effets que lorsqu'il naît des lumières, et la seule manière vraiment utile de faire haïr l'injustice c'est d'éclairer sur ses effets.

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