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après avoir soumis l'univers à Rome, elle finit par mettre Rome sous les pieds des plus exécra

bles tyrans.

Enfin, tandis que le système des Romains entretenait parmi eux deux classes d'ennemis si redoutables, il ne cessait de leur susciter au dehors des ennemis encore plus dangereux. Les Romains, dit Montesquieu, étaient dans une guerre éternelle et toujours violente; ils n'avaient pas le temps de respirer; il leur fallait faire un continuel effort; exposés aux plus affreuses vengeances s'ils étaient vaincus, ils s'étaient imposé la terrible obligation de toujours vaincre ; ils ne pouvaient faire la paix que vainqueurs ; ils étaient obligés à des prodiges de constance'. On peut juger de la violence de leur situation par celle des lois qu'ils avaient rendues contre quiconque se dérobait au service militaire.... Enfin, après avoir été constamment, pendant le long cours de leurs triomphes, sous l'oppression morale de périls toujours imminens, ils finirent par subir à leur tour autant de violences matérielles qu'ils en avaient fait souffrir à d'autres. Vainqueurs du monde ci

(1) Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, passim.

vilisé, ils ne surent que le livrer au joug des barbares. Rien n'égala la dégradation, la honte, et le malheur de leurs derniers momens.

9. Voilà comment furent libres les Romains, ces modèles, suivant Rousseau, de tous les peuples libres. Nous voyons en nous résumant que le système de la guerre et de l'esclavage sur lequel ils avaient fondé leur subsistance s'opposait directement aux progrès de leur industrie et de leurs idées, qu'il tendait non moins fortement à la dépravation de leurs mœurs, qu'il les obligeait de se soumettre au régime social le plus dur et le plus arbitraire, qu'il leur suscitait au dedans et au dehors les ennemis les plus dangereux; qu'enfin, après avoir rempli leur existence de trouble, de corruption et de violence, il finit par amener leur totale destruction.

10. Il me serait aisé, si je voulais insister sur le sujet que je traite, de montrer que l'esclavage avait été d'abord aussi funeste aux Grecs qu'il le fut ensuite aux Romains.

Les citoyens des villes grecques, pourvus par des esclaves des choses nécessaires à la vie, et

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affranchis à cet égard de tout travail et de tout soin, employaient leur temps à la guerre, à l'exercice des droits de cité, à la poursuite des magistratures, à des luttes d'ambition, à des querelles intestines; ou bien ils partageaient leurs loisirs entre les exercices de la gymnastique et l'étude des sciences qu'ils appelaient libérales, c'est-àdire, de la grammaire, de la rhétorique, de la philosophie, de la musique, et de quelques autres arts, qu'ils ne cultivaient que par forme de passe-temps et seulement pour leur plaisir.

Cette manière d'être, qui forma d'abord des guerriers et plus tard des rhéteurs, des sophistes, des poètes, des artistes, opposait d'insurmontables obstacles au vrai développement des peuples qui l'avaient adoptée. Elle était destructive de toute paix et de tout ordre; elle ne comportait le progrès ni de la population, ni de la richesse, ni des mœurs, ni des arts utiles, ni des connaissances véritables. Aussi les Grecs n'acquirent-ils jamais que d'une manière fort imparfaite ces élémens de force et de liberté. Ils consumaient leur vie en querelles ou en vaines disputes. Ils furent d'abord tout militaires, et puis, quand la guerre les eut enrichis, ils se li

vrèrent à de dangereux plaisirs et à de frivoles exercices, dans lesquels ils perdirent leur ancienne énergie guerrière, sans acquérir la force, l'instruction, la richesse, les bonnes habitudes morales que leur eût donné la pratique de l'industrie. Voilà ce qui explique en partie leur chute et celle de la plupart des peuples de l'antiquité. C'est l'histoire de toutes les sociétés militaires '.

11. Une circonstance empêche que l'esclavage ne soit aussi funeste en Amérique qu'il le fut en Europe, dans l'antiquité; c'est la manière dont

(1) Rien de si étrange que la faveur dont jouissent auprès des classes industrieuses de nos sociétés modernes ces fiers républicains de l'antiquité, dont le premier principe politique était qu'il fallait tenir dans l'esclavage tout homme livré à l'industrie. Ces classes ne feraient-elles pas mieux de se passionner pour les seigneurs féodaux du moyen âge? La méprise, à mon avis, serait moins forte. Ces seigneurs, il est vrai, n'étaient pas aussi beaux parleurs que les nobles citoyens d'Athènes au temps de Périclès, ou de Rome à la fin de la république ; mais ils n'étaient peut-être pas aussi ennemis des classes laborieuses; ils ne les tenaient pas aussi abaissées, ils ne méprisaient pas autant leurs travaux; je ne sais s'ils avaient au même degré les préjugés de la barbarie. Il y a dans la politique du citoyen Aristote et dans la république du philosophe Platon des principes que n'oserait pas avouer l'aristocrate le plus renforcé de nos monarchies les plus absolues. Ceci soit dit sans préjudice pour les Grecs modernes, qui ont passé plus de trois siècles dans

par le

on s'y procure les esclaves. On les obtient commerce et non par la guerre ; ils sont achetés et non pas conquis. Les créoles ne sont pas, comme le furent les Grecs et les Romains, des peuples militaires, voués au brigandage et à la domination; leur titre est celui de planteurs, de colons; ce sont des entrepreneurs d'industrie; seulement, leurs ouvriers sont des esclaves achetés à des rois d'Afrique, qui font la guerre pour

eux.

Cette manière de vivre est moins mauvaise que celle des anciens. Il y a de moins la de moins la guerre extérieure et les discordes intestines que l'ambition devait continuellement susciter parmi des hommes à l'activité desquels il n'y avait, dans chaque état, qu'une seule carrière d'ouverte, celle du gouvernement. Cependant l'esclavage a encore dans les parties de l'Amérique où il existe des conséquences fort graves. Il est pour les habitans une cause d'inactivité, d'insouciance, d'incapacité ; il corrompt leur morale; il compromet leur sûreté; enfin, il a ceci de particulier et de

un esclavage presque aussi dur que celui que leurs aïeux firent long-temps souffrir à d'autres peuples, et qui fonderont sûrement le nouvel état social de la Grèce sur les principes d'une politique plus humaine et plus éclairée.

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