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CHAPITRE VI.

Du degré de liberté qui est compatible avec la manière de vivre des peuples sédentaires qui se font entretenir par des esclaves.

1. L'homme fait d'abord sa principale nourriture de fruits et d'animaux sauvages; puis du lait et de la chair des animaux qu'il a subjugués; puis des produits du sol qu'il fait cultiver par son esclave. Il ne passe qu'avec une extrême lenteur de l'un de ces états à l'autre ; et quelque barbare que soit encore le dernier, on est obligé de reconnaître qu'il se trouve à une longue distance de ceux qui le précèdent, et qu'il y a déjà un grand espace de parcouru dans la route de la civilisation. Le guerrier sauvage ne fait point d'esclaves ses passions sont encore trop impétueuses; et d'ailleurs quel moyen aurait-il de les garder et à quel usage les emploierait-il? Le guerrier nomade n'en fait qu'autant qu'il en peut vendre : il lui en faut peu pour la garde de ses troupeaux et pour l'exploitation du peu de terres

qu'il livre à la culture. Mais, à mesure que les produits du sol entrent pour une plus grande part dans la nourriture de l'homme barbare, le nombre des captifs qu'il fait à la guerre devient plus considérable : le labour succédant au pâturage, il met des esclaves à la place des troupeaux, et finit par faire sa principale ressource de l'as

servissement de ses semblables.

Je ne connais point d'expression propre à désigner l'état des peuples qui se font nourrir ainsi par des hommes vaincus et enchaînés à la glèbe. Le nom de peuples agricoles qu'on leur a donné ne leur paraît guère applicable; ce nom appar tiendrait à l'esclave qui féconde la terre plutôt qu'au barbare qui vit de ses sueurs'. Toutefois pour n'avoir pas de dénomination qui lui convienne cet état n'en a pas été moins réel, ni moins général. Il n'est pas de nation qui, en passant de la vie errante à la vie sédentaire, n'ait été d'abord et pendant fort long-temps entretenue

(1) En général, il serait plus convenable de donner aux peuples encore barbares des noms pris de la guerre, que des noms empruntés à l'industrie. On devrait, à ce qu'il semble, réserver ceux-ci pour les nations qui ont abjuré toute violence, tout brigandage, et fondé constitutionnellement leur existence sur le travail.

par des hommes asservis. Les peuples que nous appelons si improprement anciens n'ont jamais eu d'autre manière de vivre. C'étaient des esclaves qui pourvoyaient à la subsistance de tous les Grecs; les Lacédémoniens étaient nourris par les Ilotes, les Crétois par les périèciens, les Mégariens par les Mariandyniens, les Thessaliens par les pénestes'. Il y avait à Athènes, du temps. de Démétrius de Phalère; quatre cent mille esclaves pour nourrir vingt mille citoyens. Rome, à la fin de la république, comptait moitié moins de citoyens que d'esclaves 3; beaucoup de Romains en avaient plusieurs milliers; quelques riches particuliers en possédaient jusqu'à vingt mille 4. César trouva l'esclavage établi chez les Gaulois. Lorsque les peuples barbares du nord de l'Europe se répandirent et se fixèrent dans

(1) Esp. des lois, liv. 4, ch. 7. Les mots de périèciens, de pénestes, etc., n'étaient pas, à ce qu'il paraît, des noms de peuples; c'étaient des termes génériques dont divers peuples se servaient pour désigner leurs esclaves pénestes, hommes de peine; périèciens, c'est-à-dire serfs. (Polit. d'Arist., trad. de M. Thurot, et les notes du traducteur, p. 451 et 452.)

(2) Esp. des lois, liv. 3, ch. 3.

(3) Histoire de la déc. de l'emp. rom., t. I, p. 90, trad. de M. Guizot.

(4) 1b., t. I, p. 87, la note.

le midi, ils eurent partout des esclaves pour travailler à la terre et produire les choses nécessaires à leurs besoins. Ce sont encore des serfs qui pourvoient à la subsistance de la noblesse russe et polonaise. Qui ne sait enfin que l'esclavage est toujours le fonds et le fonds unique sur lequel vivent les planteurs de nos colonies.

2. Il semble dérisoire de demander si la liberté est compatible avec un état social où la moitié, les trois quarts et quelquefois une portion beaucoup plus considérable de la population se trouve ainsi la propriété de l'autre. Aussi la question n'estelle pas de savoir si cette portion de la population est libre, mais si celle qui a fondé sa subsistance sur son asservissement peut jouir de la liberté; si la liberté est compatible avec la manière de vivre des peuples qui se font entretenir par des esclaves.

Bien des gens peut-être décideraient encore cette question affirmativement. Qui n'a considéré les peuples de l'antiquité comme des peuples essentiellement libres? Qui n'a entendu parler de

(1) Il est vrai que, sous la domination de ces peuples, l'esclavage se modifia. (Voy. plus loin, ch. VII.)

la liberté des Grecs et des Romains? Combien de temps, en fait de liberté, n'avons-nous pas puisé chez eux nos autorités et nos exemples? Rousseau appelle quelque part les Romains le modèle de tous les peuples libres. Il dit, en parlant des Grecs : « des esclaves faisaient leurs travaux ; leur grande affaire c'était la liberté '. » Il est si loin de considérer la liberté comme inconciliable avec le mode d'existence des peuples qui font exécuter leurs travaux par des esclaves, qu'il fait assez clairement de l'esclavage une condition de la liberté. « Quoi, se demande-t-il; la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude? peut-être. Tout ce qui n'est pas dans la nature a ses inconvéniens, et la société civile plus que tout le reste. Il y a des positions malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépèns de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave... Pour vous, peuples modernes, ajoute-t-il, vous n'avez pas d'esclaves, mais vous l'êtes; vous payez leur liberté de la vôtre 2. »"

Rousseau avait dit d'abord qu'on ne pouvait

(1) Contrat social, liv. 3, ch. 15.

(2) Id., ib.

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