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droits politiques avec le plus d'intelligence, de mesure et de fermeté?

Il n'est donc pas vrai que le développement de nos facultés morales soit incompatible avec celui de nos facultés industrielles. Mais ce qui est vrai, et ce que j'aurai soin de reconnaître, c'est que certaines dispositions de notre ame peuvent mettre de grands empêchemens aux progrès des unes et des autres. Voilà ce que font notamment la passion du faste et cette sensualité excessive auxquelles, d'âge en âge, on accuse les peuples de se laisser entraîner. Il ne faut pas croire ce qu'on dit de ces vices, qu'ils sont un fruit de la civilisation, qu'ils sont particuliers aux nations que l'industrie a rendues très opulentes. On verra bien au contraire que ces nations, toute proportion gardée, s'y laissent infiniment moins emporter que les peuples barbares, et que la civilisation, qui nous éloigne de tant d'excès, tend aussi à nous détourner de celui-là. Mais enfin il paraît vrai de dire que nous y donnons beaucoup trop encore; et qu'au point où ils dominent, ils continuent à opposer de grands obstacles aux progrès de l'industrie, et surtout à celui des mœurs. Certainement, si nous consa

crions à l'avancement de nos travaux ce que nous donnons de trop à la satisfaction de nos plaisirs, la richesse, et les arts qui en sont les créateurs, prendraient des accroissemens bien plus rapides. Certainement encore si nous étions aussi sensibles à l'honneur qu'à la volupté; si nous prenions de notre dignité morale autant de soin que de notre bien-être physique, les mœurs ne resteraient pas autant en arrière de l'industrie. C'est, il n'en faut pas douter, à notre amour trop exclusif pour les jouissances sensuelles, c'est à l'universelle préférence qu'elles obtiennent sur des plaisirs plus nobles et plus relevés qu'il faut attribuer cette disproportion choquante qu'on remarque entre la perfection des arts et celle des habitudes, entre la capacité industrielle et la capacité politique, entre la grandeur des fortunes et le peu d'importance des personnes. Je m'attacherai donc à faire sentir combien il nous importe de ne pas nous laisser absorber par le soin de nos facultés productives, combien nous avons besoin de cultiver nos facultés morales, et à quel point le progrès de ces dernières, si nécessaire à celui des autres, est particulièrement indispensable à la liberté.

5. Je commencerai par dire ce qu'il convient d'entendre par ce mot.

Je chercherai ensuite successivement: si les diverses variétés de l'espèce humaine sont également aptes à devenir libres; si la liberté peut ètre la même à tous les degrés de la civilisation; quel degré de liberté est compatible avec la manière de vivre des peuples sauvages; des peuples nomades; des peuples sédentaires qui se font entretenir par des esclaves; de ceux qui n'ont pas d'esclaves, mais chez qui tout est priviléges; de ceux qui n'ont pas de priviléges, mais où tout est emporté vers la recherche des places; de ceux enfin où l'activité universelle est dirigée vers l'industrie; où l'on ne voit plus ni maîtres, ni esclaves, ni privilégiés, ni solliciteurs; où il n'y a que du travail et des échanges, et où le gouvernement lui-même n'est qu'un travail fait par une petite portion de la société au nom et pour le compte de la société tout entière '.

(1) Je dois dire ici, qu'en passant en revue ces divers âges de la société, je n'ai pas eu un moment la prétention de refaire le tableau historique des progrès de l'esprit humain, qu'avait ébauché Condorcet. Une telle entreprise eût dépassé de beaucoup la mesure de mes forces; elle eût exigé un ensemble et une étendue de connaissances que fort peu d'hommes possèdent,

Parvenu à ce dernier terme, le plus élevé où il paraisse que nous puissions atteindre, je m'arrêterai quelques instans pour faire remarquer les obstacles qu'y trouve encore la liberté, et les bornes inévitables qu'elle rencontre dans la nature des choses.

Après quoi, je considérerai cet état dans les divers modes d'activité individuelle et collective dont il présente le spectacle ; dans l'agriculture, les arts, le commerce, les échanges, les transmissions gratuites de biens entre-vifs et à cause de mort, les communications intellectuelles, les beaux-arts, les persuasions et les observances religieuses; dans les associations industrielles, scientifiques, littéraires, morales, religieuses, domèstiques, municipales, politiques. Et de

et que malheureusement je suis loin d'avoir. Aussi n'est-ce point une histoire de la civilisation que j'ai prétendu faire. J'ai voulu seulement examiner, dans leur ordre naturel, une suite d'états sociaux, de manières d'être plus ou moins déterminées, par lesquels il paraît qu'il est dans la nature de notre espèce de passer, à mesure qu'elle se civilise, et chercher quel est le degré de liberté que comporte chacun de ces modes généraux d'existence. Cela suffisait à l'objet de mon travail, qui est d'exposer comment l'espèce humaine devient plus libre à mesure que ses facultés deviennent plus puissantes et plus parfaites, à mesure qu'elle acquiert plus de morale et d'industrie.

même que j'aurai d'abord cherché quel est le mode général d'existence où nous devenons le plus libres, de même je chercherai comment nous devenons libres dans chacun de ces modes particuliers d'activité, et quelle influence la liberté de chacun exerce sur celle de tous les autres '.

6. Il me semble qu'en me réduisant ainsi à de simples recherches sur un ordre de faits assurément très susceptibles d'observation; en me bornant à demander ce qui résulte pour la liberté de telle manière de vivre, de telles connaissances, de telles vertus, je n'ai pas à craindre de me laisser égarer par l'esprit de système. Que veux-je prouver? Rien. Je cherche une chose : je voudrais savoir comment se produit cette manière d'être que nous appelons liberté. J'ai trouvé qu'elle naissait des progrès de l'industrie et de la morale, de tout ce qui étend nos facultés et tout

(1) Le développement des points indiqués dans ce dernier alinéa ne se trouve pas compris dans le volume qu'on va lire. Mais le sujet que ce volume embrasse forme un corps d'ouvrage très complet, et que je pouvais, sans nul inconvénient, publier à part. Le reste, c'est-à-dire la société industrieuse ou industrielle, considérée dans ses divers modes d'activité, formera la matière d'une publication subséquente.

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