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154 CHAP. IV. LIB. DES PEUP. SAUVAGES.

les bonnes races. Elle le rend capable d'actions héroïques; elle l'arme d'une patience invincible au sein des tourmens. Il n'est pas de tortures qu'un prisonnier sauvage ne supporte plutôt que de s'avouer vaincu. Et ce n'est pas seulement un courage passif que cette vertu lui inspire, elle lui donne quelquefois autant de valeur que de résolution. La guerre d'indépendance que les Araucans soutinrent contre les Espagnols, dit l'historien Molina, est comparable à tout ce qu'offrent de plus admirable, dans ce genre, les histoires anciennes et modernes de l'Europe. Lorsque les Américains, dit Robertson, virent que les Espagnols les traitaient en esclaves, un grand nombre d'entre eux moururent de douleur ou se tuèrent de désespoir '.

12. La suite de nos recherches va nous apprendre comment ce sentiment se modifie dans les âges subséquens de la société, et en général comment se développent les germes de liberté que nous venons d'apercevoir dans la vie sau

vage.

(1) Hist. d'Am., liv. .

CHAPITRE V.

Du degré de liberté qui est compatible avec la manière de vivre des peuples nomades'.

1. DANS le précédent chapitre nous avons vu Rousseau faire de la liberté un attribut distinctif des peuples sauvages. Dans celui-ci, nous allons voir d'autres écrivains la considérer, à leur tour, comme un apanage des peuples nomades. « Ces peuples, dit Montesquieu, jouissent d'une grande liberté; car, comme ils ne cultivent point la terre, ils n'y sont point attachés : ils sont errans, vagabonds; et si un chef leur voulait ôter la liberté, ils l'iraient d'abord chercher chez un autre, ou se retireraient dans les bois pour y vivre avec leur famille'. >>

(1) Quoiqu'on se serve de ce mot pour désigner indistinctement tous les peuples sans établissement fixe, il s'applique particulièrement aux peuples pasteurs, comme son étymologie l'indique, et c'est dans cette acception restreinte qu'il est pris ici. (2) Esp. des lois, liv. 18, ch. 14.

1

Voilà donc que les peuples nomades sont libres, suivant Montesquieu, parce qu'ils peuvent se retirer dans les bois ; comme les peuples sauvages sont libres, suivant Rousseau, parce que, si on les chasse d'un arbre, ils peuvent se réfugier au pied d'un autre. Il y a, comme on voit, beaucoup d'analogie dans les idées que ces deux grands écrivains paraissent se faire ici de la li

berté.

A la vérité, ce que Montesquieu dit en cet endroit ne l'empêche pas de reconnaître, quelques pages plus loin, que les peuples nomades de la grande Tartarie sont dans l'esclavage politique. Mais aussi declare-t-il les Tartares le peuple le plus singulier de la terre, (ce sont ses expressions). « Ces gens -là, dit-il, n'ont point de villes ; ils n'ont point de forêts, ils ont peu marais; leurs rivières sont presque toujours gla cées ; ils habitent une plaine immense, ils ont des pâturages et des troupeaux, et par conséquent des biens, et ils n'ont aucune espèce de retraite❜.» Or, l'important, pour être libre, c'est de savoir où se réfugier, ou fuir; c'est à pouvoir fuir que

(1) Esp. des lois, liv. 18, ch. 19.

(2) Ibid.

de

la liberté consiste; et la règle générale c'est qu'on est d'autant plus libre qu'on peut se sauver plus aisément, qu'on est moins chargé de biens, qu'on ne tient point à la terre, qu'on ne la cultive point, qu'on n'a ni feu ni lieu, qu'on vit de pillage et de vol au sein d'une vie errante et vagabonde.

Ces préjugés étaient ceux du temps où Montesquieu a écrit ; et si un esprit aussi éminent n'a pas su s'en défendre, on sent qu'il ne faut pas demander des idées plus justes à des écrivains d'un ordre moins élevé. J'ai cité Raynal à côté de l'auteur d'Emile: je peux faire parler Mably après l'auteur de l'Esprit des lois. « On jugera sans peine,» dit Mably parlant des Francs tandis qu'ils erraient encore à la suite de leurs troupeaux dans les forêts de la Germanie, «< on jugera sans peine qu'ils devaient être souverainement libres. » Et veut-on savoir pour quelle raison on en pourra porter ce jugement, d'après Mably, c'est qu'ils étaient un peuple fier, brutal, sans patrie, sans lois, ne vivant que de rapine'.

1

Assurément, voilà de singulières manières d'entendre la liberté. Un peuple est libre parce

(1) Observat. sur l'histoire de France, t. I, p. 158; in-12, 1782.

qu'il ne sait pas cultiver la terre, qu'il ne produit rien, qu'il ne possède rien, que rien ne l'empêche de fuir, qu'il ne vit que de pillage; parce qu'il est à la fois ignorant, brutal, intempérant, emporté, voleur. N'est-il pas étrange de voir des hommes comme Montesquieu, et même comme Mably, faire de la liberté l'apanage de mœurs pareilles?

2. Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit précédemment de cette triste faculté de fuir, qui est le partage commun de tous les peuples errans et misérables, et dans laquelle on a voulu placer la liberté. La liberté ne consiste pas à pouvoir fuir quand on voudrait rester; mais à pouvoir rester ou partir suivant qu'on le désire. Le nomade qu'on oblige de lever sa tente et d'abandonner ses pâturages, n'est pas plus libre que le sauvage qu'on expulse de sa cabane et de ses terres à gibier. Montesquieu l'a si bien senti qu'il trouve les Tartares, tout misérables qu'ils sont, trop riches encore pour être libres; et il présente le peu de ressources qu'ils possè dent comme une des causes de leur assujettissement. Il ne voit pas que, ne possédassent-ils

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