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CHAPITRE IV.

Du degré de liberté qui est compatible avec la manière de vivre des peuples sauvages.

1. S'IL est vrai que la liberté soit en raison de la civilisation, les peuples qu'on appelle sauvages doivent être les moins libres de tous les peuples; car ils sont précisément les moins civilisés. A ce premier âge de la vie sociale, les hommes ne savent faire encore ni un usage étendu, ni un usage bien entendu de leurs forces. Ils n'ont encore appris ni à pourvoir amplement à leurs besoins, ni à les satisfaire avec mesure, ni à les contenter sans se faire mutuellement de mal. Ils ne savent pas comment il est possible à de nombreuses populations de subsister simultanément dans un même lieu sans se nuire; et lorsque les productions naturelles d'une contrée ne peuvent plus suffire aux be

soins des tribus qui l'habitent, le seul moyen qu'elles conçoivent d'accroître leurs ressources c'est de s'exterminer les unes les autres, et de réduire par la guerre le nombre des consommateurs. On peut dire que, dans cette enfance de la société, les hommes ne se doutent nullement encore des conditions auxquelles il est possible d'être libre.

2. Par quel singulier renversement d'idées des philosophes du dernier siècle ont-ils donc affecté de présenter cet état social comme le plus favorable à la liberté? Plus un peuple était inculte et plus ils le déclaraient libre. Un Français, un Anglais, un homme civilisé de leur temps était un esclave '; un Romain était un homme libre, à plus forte raison un Germain; à plus forte raison un Tartare, un nomade; finalement le plus libre des hommes à leurs yeux c'était un sauvage, un Algonquin, un Iroquois, un Huron.

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(1) « Pour vous, peuples modernes, vous n'avez pas d'esclaves, mais vous l'êtes... » (Rousseau, Contrat social, liv. 3, ch. 15.)

nemi, construire une cabane, vivre de peu, faire cent lieues dans les forêts, sans autre guide que le vent et le soleil, sans autre provision qu'un arc et des flèches; c'est alors, dit Raynal, qu'on est un homme'.

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Tant que les hommes, dit Rousseau, se contentèrent de leurs cabanes rustiques; tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes ; à se parer de plumes et de coquillages; à se peindre le corps de diverses couleurs; à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instrumens de musique; en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature......... 2. »

Un

Ailleurs le même écrivain ajoute qu'il n'y a pas d'oppression possible parmi les sauvages. homme, dit-il, pourra bien s'emparer des fruits

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(1) Histoire philosophique et polit. des deux Indes, liv. 15,

P. 20.

(2) Discours sur l'origine de l'inégalité.

qu'un autre a cueillis, du gibier qu'il a tué, de l'antre qui lui servait d'asile; mais comment viendra-t-il jamais à bout de s'en faire obéir?... Si l'on me chasse d'un arbre, j'en suis quitte pour aller à un autre; si l'on me tourmente dans un lieu, qui m'empêchera de passer ailleurs'? »

3. Ainsi, un sauvage est libre, suivant Rousseau, par cela seul qu'il a la faculté, s'il est tracassé dans un lieu, de se réfugier dans un autre. Mais à ce compte, un homme civilisé est-il beaucoup moins libre qu'un sauvage? n'a-t-il pas aussi la faculté de fuir? Si on le tourmente dans un lieu, ne peut-il pas aller dans un autre? Et s'il ne trouve de sûreté nulle part dans la société des hommes, n'aura-t-il pas toujours, comme le sauvage de Rousseau, la faculté de s'enfoncer dans les bois et d'aller vivre avec les bêtes?

On dira sans doute que l'homme civilisé ne saurait prendre une résolution pareille; qu'il tient à la société par trop de liens : mais faut-il donc ne tenir à rien pour être libre? La liberté consiste-t-elle dans la nécessité d'étouffer tous

(1) Discours sur l'origine de l'inégalité.

ses sentimens, de réprimer toutes ses affections? Est-ce être libre que d'être à tout moment contraint d'abandonner son fruit, son gibier, son asile? Qu'y aurait-il de pire à être serf?

Rousseau nous apprend comment nous pouvons être libres en consentant à ne rien produire, à ne rien posséder. N'ayez que des arbres pour abri; ne vous couvrez que de peaux d'animaux; ne les attachez qu'avec des épines; interdisez-vous toute industrie; réduisez-vous à la condition des brutes, et vous serez libres. Libres de quoi faire? de vivre plus misérables que les bêtes mêmes? de périr de froid ou de faim? Est-ce à cela que vous réduisez la liberté humaine? Étrange manière de nous procurer la liberté, que de commencer par interdire tout perfectionnement à nos forces, tout développement à nos plus belles facultés!

Les hommes ne sont pas libres en raison de leur puissance de souffrir, mais en raison de leur pouvoir de se satisfaire. La liberté ne consiste pas à savoir vivre d'abstinence; mais à pouvoir satisfaire ses besoins avec aisance, et à savoir les contenter avec modération. Elle ne consiste pas à pouvoir fuir, comme dit Rousseau,

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