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lités des îles. Par exemple, un membre a avancé qu'il n'y avait que cinq à six mille hommes de couleur dans les colonies, tandis que si l'Assemblée veut se faire donner des renseignements au bureau des colonies, elle y verra que Saint-Domingue seulement fournit une population de 30,000 personnes de couleur, et que cette population est au moins égale à celle des blancs, si elle ne la surpasse. Je suis en état de donner sur ce fait-là et sur d'autres des renseignements authentiques qui rassureront l'Assemblée; et je la supplie encore une fois, au nom de mes frères, qu'elle veuille bien décréter que nous serons personnellement entendus à la barre.

« J'ai l'honneur d'être, avec respect, etc...
« Signě: RAYMOND.

<< Pour les cinq commissaires des citoyens de couleur. »>

M. le secrétaire fait ensuite lecture d'une adresse de la société des amis de la Constitution, séant à Uzès, relative au même objet.

M. le Président. Les ouvriers de la nouvelle église de Sainte-Geneviève annoncent à l'Assemblée qu'ils feront célébrer, samedi prochain 14 mai, dans la nef d'entrée de cette basilique, un service en mémoire d'Honoré Riquetti-Mirabeau, et qu'ils ont fait placer sur le fronton l'inscription qu'elle a décrétée.

M. Lebrun. Messieurs, je demande que le comité d'imposition présente au plus tôt à l'Assemblée le projet de suppression de la caisse de Poissy; car il nous en a coûté hier 26,000 livres d'escompte.

M. Dauchy, au nom du comité d'imposition. Après demain le projet pourra être présenté.

L'ordre du jour est la suite de la discussion du projet de décret des comités de Constitution, de la marine, d'agriculture et de commerce, et des colonies, réunis, sur l'initiative à accorder aux assemblées coloniales dans la formation des lois qui doivent régir les colonies et sur l'état civil des gens de couleur (1).

M. Lanjuinais (2). Ce qui peut surtout parraître étonnant dans cette Assemblée, c'est qu'une question décidée d'avance par les principes, fondée sur la justice, sur l'autorité de vos décrets antérieurs et sur les intérêts d'une sage politique, éprouve autant de difficulté et que vous n'ayez pas déjà décrété que les gens de couleur seront admis à l'exercice de tous les droits politiques,

Permettez-moi, Messieurs, comme on a cherché à vous en imposer par des autorités, par des frayeurs, permettez-moi de relever deux faits remarquables, après quoi j'examinerai les autorités qui peuvent déterminer cette décision. On vous à parlé au nom de quatre comités réunis permi lesquels se trouve le comité de Constitution, à qui nous devons la rédaction des plus sages décrets que nous ayons rendus. Eh! bien, Messieurs, il faut que vous sachiez que le comité de Constitution n'a aucune part à ce travail, sinon qu'il a envoyé à cette Assemblée, dite de quatre comités, un seul commissaire, M. Démeunier, et les membres du comité de Constitution

(1) Voy. Archives parlementaires, t. XXV, séance du 11 mai 1791, p. 736.

(2) Ce discours est très incomplet au Moniteur.

n'ont pas pris la défense de ce travail. M. Démeunier n'a donc certainement pu concourir au projet de décret, que par son vou individuel, puisque le comité qui l'envoyait ne s'était pas occupé de cette matière. Il est encore faux que les 35 membres dont on vous a parlé hier y aient concouru; car dans les dernières séances de cette Assemblée de comités il ne se trouvait qu'environ 12 membres ayant voix délibérative.

M. de Curt. Ce que vous dites n'est pas exact; il y avait au moins 40 membres; les 4 comités étaient réunis en grande partie, lorsque l'article constitutionnel a été rédigé, on l'adopta à l'unanimité, excepté un seul. C'est moi, Messieurs, qui avais été chargé de vous faire ce rapport; un accident qui m'arriva m'empêcha de vous le faire; et j'atteste à l'Assemblée que le lieu du comité des colonies était plein des autres membres du comité lorsque l'article constitutionnel a été convenu et lorsque le mode pris pour convoquer le comité colonial à Saint-Martin à été arrêté. Ces faits sont exacts, et j'en atteste l'honneur.

M. Lanjuinais. Eh bien! sur l'honneur je démens le fait. Il résulte seulement de tout cela qu'il y a des nuages... (Murmures.)

M. Gombert. Il ne faut pas d'esprit de parti comme cela, laissez parler l'opinant.

M. Arthur Dillon. Comment laisser parler l'opinant?

M. de Curt. Tous les membres, au nombre de 30, sont gens d'honneur; ils attestent le fait et j'imprimerai leurs noms."

M. Lanjuinais. Il faut maintenant poser la question malgré l'adresse qu'on a mise dans cette discussion, vous ne pouvez vous dissimuler que la question doit être abordée de fait, qu'il ne s'agit pas seulement d'un avant-faire droit, mais que ce qu'on veut vous faire décider, comme une mesure provisoire qui ne préjuge rien, tend à priver irrévocablement une portion de population libre dans nos colonies, qui est tantôt de la moitié, et à enlever formellement à ces hommes les droits de citoyen actif. Ou bien le congrès qui va être établi décidera en faveur de la justice et de la liberté, ou il décidera contre la vérité des principes.

Dans le premier cas, s'il propose de rendre justice aux citoyens de couleur, on dit que ce sera un moyen de plus de resserrer les liaisons entre les colons de couleur et les colons blancs. S'il en est ainsi, j'observe qu'il n'y a dans cette hypothèse nul inconvénient à déclarer, dès à présent, ce que vous attendez de la justice et de la lumière des colons blancs.

Mais c'est sur l'autre partie de l'alternative qu'il faut s'arrêter. Si le congrès déclare qu'il ne peut admettre les citoyens de couleur à l'exercice des droits politiques, et étant donné qu'aujourd'hui on vous dit sans cesse de ne pas prononcer, vous allez donner le signal du carnage, tout est perdu. Eh bien! Messieurs, lorsque ce congrès aura parlé, lorsqu'il aura prononcé la séparation éternelle des citoyens de couleur et des colons blancs, je demande ce que vous pourrez faire. Avec quelles armes pourrez-vous combattre? Si l'on parvient en ce moment à vous inspirer de vaines terreurs, que n'obtiendra-t-on pas lorsque les prétentions des colons seront appuyées de

toute l'influence d'un tel congrès ? Dépositaire des pouvoirs de toutes vos colonies, n'acquerrat-il pas assez de force peut-être pour résister a l'autorité nationale?

La pétition est un droit individuel; les colons de tous les parties vous ont fait parvenir leur vœu; ainsi, il ne s'agit plus que de prononcer. Pour vous déterminer sur le sort des hommes de couleur, vous avez 3 sources de décisions; les principes et les lois anciennes, vos décrets, les règles de la prudence.

Les principes, personne n'a osé les contester; on convient qu'en principe tous les propriétaires contribuables doivent jouir des mêmes droits; or les citoyens de couleur sont libres, ils sont propriétaires et contribuables ils doivent donc jouir des droits de citoyens actifs. Je pourrais m'arrêter à ce raisonnement; mais des considérations bien plus fortes sont tirées des faits, des lois existantes. L'état des gens de couleur a été réglé par l'édit de 1685, qui porte que les citoyens de couleur ou mulâtres, et les nègres affranchis, jouiront de tous les avantages des citoyens français; voilà une disposition précise, et qui n'a pas été abrogée; cette loi n'a cessé d'être réclamée, et souvent avec succès, par les citoyens de couleur. Les ordonnances des gouverneurs, des décisions ministérielles, souvent même des arrêts du Conseil y ont dérogé; mais sont-ce là des autorités capables d'abroger une loi solennelle portée par Louis XIV, fruit de l'expérience, et qui est actuellement encore en vigueur dans une grande partie des colonies? Dans les Indes Orientales la distinction entre les blancs et les hommes de couleur libres est ignorée. Aussi ne vous propose-t-on pas d'envoyer des députés de cette partie de vos colonies au congrès.

Un autre principe que vous devez considérer, c'est qu'il s'agit ici d'une convention sociale; il s'agit d'établir les bases de l'organisation des colonies. Or, je demande quelle doit être la première question que doivent se faire des législateurs provisoires; car les Américains des colonies veulent bien nous donner ce titre, des législateurs provisoires chargés de convoquer un peuple pour connaître son vou et de proposer une constitution des colonies. Ils doivent se demander ce que sont les colonies, ce que sont les colons, quels sont les citoyens qui peuvent concourir à l'expression de ce vou. Or, ici vous voyez des hommes de couleur; les uns et les autres sont propriétaires, sont contribuables; la différence n'est fondée que sur leur couleur, elle doit donc disparaitre aux yeux du législateur provisoire, et il est indispensable d'appeler à la convention préparatoire tous les citoyens qui jouissent de ces droits politiques dont on pouvait jouir sous le despotisme; car ils avaient alors la liberté, la propriété, mais ils contribuaient; s'il fallait une distinction, vous devriez appeler plutôt la classe la plus utile, la plus industrieuse, je veux dire celle des hommes de couleur.

Je passe à la seconde source des moyens décisifs, ce sont vos décrets; ici, Messieurs, je suis bien étonné de voir prononcer sérieusement une fin de non-recevoir. Vous avez, dit-on, rendu un décret qui ne permet pas d'admettre une portion de la population libre des colonies aux droits de citoyens actifs. S'il était possible de dire que vos deux précédents décrets se combattent, qu'ils sont directement contraires l'un à l'autre, s'il y avait de l'opposition entre les deux décrets dont il s'agit, il faudrait écarter l'un comme l'autre; et alors vous vous trouveriez pleinement

libres de décider suivant le vœu de la justice, de la loi qui existait avant que la question qui se présente se fût élevée; mais on ne peut point douter que, le 28 mars, vous reconnûtes, à l'exception d'un seul membre, dont les opinions exagérées n'ont jamais fait fortune dans cette Assemblée; vous reconnûtes que les gens de couleur étaient suffisamment désignés, et ce fut pour cela qu'on imposa silence à ceux qui demandaient qu'ils y fussent désignés plus expressément. Voilà un fait attesté par tous ceux qui recueillent vos discours dans cette Assemblée. Il est donc vrai que la justice, la raison, la loi et vos décrets sont en faveur des citoyens de couleur.

Comment pouvait-il exister, à Saint-Domingue ou dans telle autre partie des colonies, des raisons de politique que l'antiquité n'a pas reconnues, des raisons de politique que ne connaissent pas des colonies semblables? Il est assez difficile de répondre à cette question; car il est notoire, en fait, que la distinction, que l'odieux préjugé répandu sur les gens de couleur n'a pas 40 années. Il est certain que la raison politique ne peut pas être bien forte, bien déterminante puisque le préjugé est si nouveau, puisqu'il est encore inconnu dans plusieurs colonies.

Mais, dit-on, il faut une classe intermédiaire entre les citoyens libres et les esclaves, il faut bien prendre garde que l'esclave ne soit trop rapproché de son maître. Il pourrait y avoir effectivement des raisons politiques à présenter ainsi la question en général; mais est-il donc possible de rapprocher les esclaves de leurs maitres, plus que ne l'ont fait la nature, la raison, la loi? Mais les colons blancs et les gens de couleur ne sont-ils donc pas enfants de la même mère? Ne sont-ils donc pas vos frères, vos neveux, vos cousins? (Applaudissements.) Vous avez peur de les rapprocher de vous; vous sollicitez des lois qui les éloignent de vous, et vous ne voudriez pas leur laisser partager vos droits parce qu'ils n'ont pas le teint aussi blanc que vous? Je pourrais dire à plusieurs de ceux qui élèvent ces prétentions ridicules Regardez-vous dans un miroir, et pro

noncez... »

L'édit de 1685 qui accorde aux gens de couleur la liberté civile, cet édit publié dans les colonies excita-t-il la moindre réclamation? Les gens de couleur ne sont-ils pas des citoyens comme les colons blancs? Personne n'en doute. Eh bien, il en sera de même de votre décision, elle sera reçue avec l'effusion de la reconnaissance des colons de couleur et avec l'admiration des colons blancs qui ont des lumières et de l'éducation. Ne perdez pas de vue cette idée; c'est M. Barnave qui vous l'a donnée.

Mais quels sont ceux surtout qui voudraient priver les citoyens de couleur de leurs droits? Qui sont ceux dont on craint l'esprit de révolte contre la loi que nous sollicitons en ce moment? Ce sont ceux qu'on appelait les petits blancs. Quoi! Ce sont ces hommes qui ne sont pas citoyens actifs suivant votre Constitution, qui ne sont pas propriétaires, qui ne payent pas là contribution, ce sont ceux-là qui disputeront à des hommes de couleur de même race, d'une race plus généreuse que la leur, qui leur disputeront leurs droits politiques, leur droit de cité? Cette idée est trop éloignée de la sagesse, de la saine politique, pour que vous puissiez jamais l'admettre.

Considérons que les raisons politiques que l'on vient de vous donner sont véritablement nulles.

On convient qu'à la Martinique, qu'à la Guadeloupe, le vœu général serait que les gens de couleur fussent admis aux droits de citoyens actifs. L'enthousiasme avec lequel on reçoit vos sages décrets fera tout ce qui est nécessaire pour abolir le préjugé sans effusion de sang, sans troubles. Les Romains avaient des esciaves, et en plus grand nombre que ceux de Saint-Domingue, car ils les comptaient par 10,000. Ils avaient fait d'abord trois classes d'hommes libres; mais bientôt il n'y eut plus aucune espèce de différence entre les affranchis et les ingénus. Dans les nouveaux Etats de l'Amérique, on ne connaît d'autre distinction d'hommes que celle d'engagé et de citoyen actif. Un engagé est ce qu'on appelle chez nous un esclave, terme que le saint amour de la liberté ne permet pas aux Américains de prononcer. On ne connaît pas de classe intermédiaire. Et pourtant quelle terre ressemble plus à celle de Saint-Domingue que les Etats de l'Amérique septentrionale. Voulez-vous vous rapprocher encore plus de Saint-Domingue? Consultez ce qui se passe dans les colonies espagnoles. Là, vous ne trouverez point cette distinction établie, mais vous y trouverez que non seulement les gens de couleur exercent tous les droits politiques, mais de plus que les nègres libres peuvent exercer des fonctions publiques. Il y a des chapitres noirs, car les chapitres ont passé d'Espagne dans les colonies, et vous verrez des nègrès réciter l'office, l'aumusse au bras.

Mais je soutiens que la politique la plus pressante, la plus juste et la plus humaine, provoque une décision en faveur des hommes de couleur. Les citoyens composent le tiers, la moitié de la population de la plupart des colonies. Allez-vous par une injustice établir la guerre entre ces deux portions d'hommes? Lorsque vous élevez les colons blancs au rang suprême d'être membres de la souveraineté, rabaisserez-vous les autres au point de n'être que les esclaves politiques des colons blancs? Lorsqu'on est obligé d'avouer que les colons de couleur ont reçu les mêmes avantages que les blancs par le croisement des races, par les effets heureux de la nature, qui nous enseigne assez par là à mépriser les préjugés; lorsque, par le croisement des races, ils participent, et de la force des Américains et de l'esprit et de l'intelligence qui distinguent les Européens; lorsqu'ils ont la vigueur, l'agilité, l'industrie, et toutes les qualités requises pour être citoyens actifs, les priverez-vous de ces droits qui leur sont accordés par la nature, la loi et l'usage des pays circonvoisins? Craignez une explosion terrible si vous prononcez contre eux une exclusion éternelle en rendant leurs tyrans leurs juges.

Je conclus à ce que la question préalable soit appliquée au projet de décret du comité el que l'article proposé par M. l'évêque de Blois soit adopté.

M. Goupil-Préfeln (1). Les géomètres sont souvent forcés de descendre de leurs sublimes spéculations pour adapter leur théorie à l'exécution, et de modifier leurs calculs suivant la nature des objets auxquels ils les appliquent. Rousseau lui-même, ce sublime penseur, auquel vous avez décerné une statue, après avoir posé les principes du contrat social, les modifia et consulta la nature des choses pour en faire l'application au gouvernement de la Pologne. Je vais

(1) Ce discours est très incomplet au Moniteur.

donc vous présenter des considérations dignes de vous toucher; je vais exposer l'état des colonies avant la Révolution, et ce qui a suivi l'avénement de la Révolution.

La population de Saint-Domingue consiste dans une immense population d'esclaves, et par conséquent d'hommes politiquement nuls, en une population blanche, et enfin en une population de gens de couleur et de nègres affranchis. La classe blanche se subdivise elle-même en deux classes, celle des blancs propriétaires ou officiers publics, et celle des petits blancs qui, n'étant ni propriétaires ni officiers publics, sont employés à servir les autres blancs. Les gens de couleur ont obtenu une liberté aussi entière que les blancs, par l'édit de 1685; entre les blancs, il n'y avait aucune distinction que la différence naturelle des moyens et des facultés; le clergé et la noblesse n'y étaient pas connus, en sorte que tous les blancs, et notamment les propriétaires, étaient égaux en droits.

Les gens de couleur, dont quelques-uns ont de l'aisance, ont été réduits par les blancs dans un état d'oppression infiniment injuste et malheureux; on les excluait de tout emploi public, en sorte que les blancs qui occupaient en France le dernier rang, se croyaient à Saint-Domingue beaucoup au-dessus des propriétaires hommes de couleur, et un de ces derniers n'aurait pas été admis à la table d'un blanc, fils de son cordonnier, en France. Voilà le motif des haines réciproques; car l'oppression produit nécessairement la haine envers l'oppresseur, haine d'autant plus forte que celui-ci exerce l'injustice avec plus d'insolence.

Une circonstance a fait sortir de cet état de choses, qui par sa nature même y prêtait beaucoup, un germe de discorde et de fureur qui a occasionné l'effusion de tant de sang dans ces malheureuses contrées, et particulièrement à SaintDomingue. Je suis obligé de vous parler un peu ouvertement d'un mystère d'iniquité. Il s'est trouvé à Paris des colons blancs, qui, quoique ayant des habitations de 12 ou 1,500,000 livres, étant sans mœurs, sans conduite, accablés de dettes, ne virent plus, comme Servius et Catilina, de ressources que dans les troubles. Cenx-là ont inspiré des dépêches qui ont porté à Saint-Domingue le trouble, la désolation et le carnage. Ils ont alarmé les colons sur la conservation de leurs propriétés. Les gens de couleur ont pensé alors à se relever de l'état d'avilissement où ils étaient tombés; si nous perdons la propriété de nos esclaves, ont-ils dit, il faut au moins que nous tâchions de recouvrer nos droits politiques. La fermentation fut d'autant plus vive que les blancs ont pensé que si on égalait à eux les gens de couleur, ce ne serait qu'un prélude pour en venir à la grande, à l'impraticable opération de l'affranchissement des nègres.

Tel est l'état des choses. Venons à l'état de la question, et tâchons de la préciser de manière qu'on ne parvienne plus à vous faire illusion.

On vient de vous dire Il s'agit de prononcer une éternelle séparation entre une classe d'hommes propriétaires et le surplus de la colonie. Ce n'est pas là la question. On vous la présente de bonne foi; on ne veut pas, on ne cherche pas à vous tromper, mais on se trompe étrangement soi-même. Il ne s'agit uniquement que de savoir s'il convient que vous prononciez dès à présent si les gens de couleur auront l'exercice des droits de liberté politique, des droits de citoyens actifs, ou bien si vous ajournerez cette

question; car c'est indubitablement une manière de l'ajourner que de remettre à y statuer après que vous aurez entendu le vœu des colons blancs de cette colonie.

La question réduite à ces termes véritables devient infiniment facile à résoudre d'abord j'observe qu'il faut écarter de cette discussion toute allégation de tant de milliers de citoyens qui sont intéressés là-dessus. Il s'agit, Messieurs, de savoir si 6 à 7,000 individus auront ou n'auront pas le droit de citoyens actifs; et qu'il me soit permis, Messieurs, de vous observer que les habitants de ces colonies, sans doute, sont bien nos frères; mais les habitants du continent ne le sont pas moins aussi. Eh bien! Messieurs, nous avons parmi ces frères du continent plusieurs millions de citoyens qui n'ont point obtenu de vous le titre de citoyens actifs. (Murmures.)

M. Regnaud (de Saint-Jean-d'Angély). Ce n'est pas vrai, il n'y a que des mendiants.

M. Goupil-Préfeln. Mais, Messieurs, daignez remarquer que je parle ici le pur langage de votre Constitution. N'avez-vous pas décrété que pour être citoyen actif il faut payer en contribution directe la valeur de trois journées de travail ?

M. Pétion de Villeneuve. Les hommes libres de couleur les payent.

M. Goupil-Préfeln. Je vous fais grâce des juifs dont vous n'avez pas encore déclaré les droits et qui sont en plus grand nombre que les gens de couleur dans vos colonies.

Mais je ne cesserai pas d'insister sur ce point sur lequel il est important que votre religion et votre sagesse ne soient pas surprises. Voici le véritable état de la question: on ne vous propose pas de refuser aux gens de couleur les droits de citoyens actifs; on vous propose d'ajourner la question de savoir si ces droits doivent leur être accordés. Je ne contesterai pas qu'ils doivent leur être accordés, mais je pense aussi que les temps ne sont pas opportuns et je maintiens qu'il n'est pas digne de votre sagesse que vous compromettiez les intérêts et les destinées de l'Empire. (Applaudissements.)

Messieurs, pour vous présenter des réflexions dignes de votre sagesse, permettez-moi de mettre en parallèle les résultats de l'un et l'autre parti qu'on vous propose.

Si vous prenez le parti de déclarer dès à présent que les hommes de couleur propriétaires auront tous les droits de citoyens actifs, voici, Messieurs, les conséquences qui doivent infailliblement en résulter:

Les blancs diront nous avons été trompés; notre cause est perdue; les gens de couleur triomphent. Ils triompheront peut-être avec toute cette arrogance naturelle à des hommes qui ont subi une longue oppression et qui est l'explosion de la dignité de la nature humaine qui reste toujours dans le fond du cœur.

Ces artisans de troubles, qui voudraient la ruine de leur patrie, parce qu'ils sont ruinés de dettes, et pour se soustraire à l'opprobre qui les menace, trouveraient l'occasion de renouveler leurs criminels efforts. Doutez-vous qu'ils ne profitassent d'une circonstance aussi malheureusement favorable à leurs projets, qu'ils n'envoyassent leurs émissaires, qu'ils n'écrivissent d'ici à leurs concitoyens abusés: L'Assemblée, en vous accordant l'initiative, vous avait fait entendre

qu'elle ne toucherait pas à l'état des personnes; les partisans de cette Assemblée cherchaient à vous rassurer; voyez quels sont les résultats de ces belles promesses: voilà cette Assemblée qui fait triompher des hommes qui vous ont déclaré une haine si invétérée; quels fonds devez-vous faire sur le respect qu'elle aura pour vos autres propriétés? N'avez-vous pas à craindre que le résultat d'un discours brillant fait à la tribune de cette Assemblée soit l'affranchissement des nègres, votre ruine? Tels seront les discours qui porteront inévitablement l'incendie dans vos colonies.

Quel est au contraire le résultat du décret qu'on vous propose? Il ne dit pas que les gens de couleur ne sont pas citoyens; il remet la question à une délibération solennelle, reprise avec maturité lorsque le Corps législatif connaîtra le vœu des colonies;....

Plusieurs membres : Le vœu des blancs.

M. Goupil-Préfeln. En ne prononçant pas encore, il ne mécontente personne; il laisse aussi le temps de se calmer et de se réunir.

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Qui empêche et c'est là la solution du problème qui empêche d'ajouter par amendement à ce décret que l'Assemblée législative statuera sur ce point important, non seulement d'après le résultat de l'assemblée coloniale, mais d'après le plus mûr examen de tous les mémoires et pétitions qui pourront lui être adressés à ce sujet. Alors qu'importe aux gens de couleur qu'ils aient concouru dans une assemblée publique et solennelle pour émettre sur ce point un vou, ou bien qu'ils aient la satisfaction d'envoyer sur ce point si important leurs mémoires et pétitions au Corps législatif, qui aura pris solennellement l'engagement de les considérer, de les peser dans la balance de la justice?

Pensez bien, Messieurs, je vous en conjure, que dans ce moment vous exercez les fonctions augustes de la souveraineté; pensez bien que, lorsqu'il s'agit de prononcer entre des factions, vous ne devez pas vous particulariser par une décision précipitée et peu réfléchie, mais conserver avec dignité le caractère juste et auguste d'un juge suprême. Eh bien, Messieurs, c'est là ce que j'ai l'honneur de vous proposer.

Les colons blancs trouveront plus honorable et plus utile de modérer leurs prétentions dans la crainte de les voir condamnées, et ils chercheront à se concilier l'affection des gens de couleur plutôt que de les voir triompher de leur résistance.

M. Robespierre (1). Avant tout, il est important de fixer le véritable état de la question : elle n'est pas de savoir si vous accorderez les droits politiques aux citoyens de couleur, mais si vous les leur conserverez; car ils en jouissaient avant vos décrets. (Murmures et applaudissements.)

M. l'abbé Maury interrompt.

M. le Président le rappelle à l'ordre.

M. Robespierre. Je dis, Messieurs, que les hommes de couleur jouissaient des droits que les blancs réclament aujourd'hui exclusivement pour eux, des droits civils, les seuls dont tous les

(1) Ce discours est très incomplet au Moniteur.

citoyens jouissaient avant la Révolution. La Révolution a rendu les droits politiques à tous les citoyens les hommes de couleur étant à cette époque égaux en droits aux hommes blancs, il s'ensuit qu'ils ont dû recevoir les mêmes droits et que la Révolution les à élevés, par la nature même des choses, au même rang que les hommes blancs, c'est-à-dire aux droits politiques.

Vos décrets précédents les leur ont-ils ôtés? Non; car vous vous rappelez très bien que vous en avez rendu un qui donne la qualité de citoyen actif à toute personne propriétaire dans les colonies et payant une contribution de 3 journées de travail; et comme la couleur n'y fait rien, tous les gens de couleur qui payent trois journées de travail sont compris dans ce décret et y sont reconnus citoyens actifs.!

:

Vous remarquerez encore que, depuis, aucun décret n'a dérogé à celui-là; que ce considérant du décret du 12 octobre dont on a voulu s'armer dans cette discussion, ne dit rien de ce qu'on prétend lui faire dire loin d'être favorable aux prétentions qu'on élève, il les exclut. Il porte que vous avez l'intention de ne rien innover à l'état des personnes sans l'initiative des colonies, c'està-dire, sans doute, des citoyens des colonies; donc, les gens de couleur étant citoyens des colonies, et ayant par les lois anciennes non abrogées par vos décrets sur les qualités de citoyen actif, les mêmes droits que les colons blancs, doivent partager cette initiative.

Vos décrets postérieurs n'ont donc point dérogé aux premiers.

Voyons maintenant quelles sont les raisons qui peuvent vous forcer à violer à la fois et les lois et vos décrets, et les principes de la justice et de l'humanité. Vous perdrez vos colonies, vous dit-on, si vous ne dépouillez les citoyens libres de couleur de leurs droits.

Plusieurs membres: Ce n'est pas cela!

M. Robespierre. Si ce ne sont pas les expressions, c'est au moins le sens. Et pourquoi perdrez-vous vos colonies? C'est parce qu'une partie des citoyens, ceux que l'on appelle les blancs, veulent exclusivement jouir des droits de cité. Et ce sont eux-mêmes qui osent vous dire, par l'organe de leurs députés : Si vous ne nous attribuez exclusivement les droits politiques, nous serons mécontents; votre décret portera le mécontentement et le trouble dans les colonies; il peut avoir des suites funestes; craignez les suites de ce mécontentement. Voici donc un parti factieux qui vous menace d'incendier vos colonies, de dissoudre les liens qui les unissent à la métropole, si vous ne confirmez ses prétentions!

Je demande d'abord à l'Assemblée nationale s'il est bien de la dignité des législateurs de faire des transactions de cette espèce avec l'intérêt, l'avarice, l'orgueil d'une classe de citoyens. (On applaudit.) Je demande s'il est bien politique de se déterminer par les menaces d'un parti pour trafiquer des droits des hommes, de la justice et de l'humanité!

Ensuite, Messieurs, il me semble que cette objection menaçante est bien faible, et ne pourrait-on pas la retorquer contre ceux-là mêmes qui la font? Si les blancs vous font cette objection d'un côté, les hommes de couleur de leur côté ne peuvent-ils pas vous en faire une semblable et Vous dire: Si vous nous dépouill z de nos droits, nous serons mécontents, et nous ne mettrons pas moins de courage à défendre les droits sacrés et

imprescriptibles que nous tenons de la nature, que nos adversaires ne mettent d'obstination à vouloir nous en dépouiller. Or, je crois que la juste indignation des hommes libres, que le courage avec lequel ils défendront leur liberté, n'est ni moins puissant, ni moins redoutable que le ressentiment de l'orgueil de ceux qui n'ont point obtenu les injustes avantages auxquels ils aspiraient. (Applaudissements.)

Ainsi, sous ce premier rapport, de l'un et de l'autre côté, les dangers sont égaux, et j'ajouterai une observation que nous devons à M. Barnave; c'est que, suivant lui, les hommes les plus riches des colonies, les blancs les plus distingués, font des vœux pour la cause des gens de couleur, d'où il résulte nécessairement qu'il y a moins de danger à prononcer en faveur de ces derniers.

Mais suivons dans leurs détails les objections de ce parti des blancs. Sur quoi se fondent-ils pour vouloir dépouiller leurs concitoyens de leurs droits? Quel est le motif de cette extrême répugnance à partager avec leurs frères l'exercice de leurs droits politiques? C'est que, disent-ils, si vous donnez la qualité de citoyens actifs aux hommes libres de couleur, vous diminuez le respect des esclaves pour leurs maîtres, ce qui est d'autant plus dangereux qu'ils ne peuvent les conduire que par la terreur. Objection absurde. Les droits qu'exerçaient auparavant les hommes de couleur ont-ils eu de l'influence sur l'obéissance des noirs ? Ont-ils diminué l'empire de la force qu'exercent les maîtres sur leurs esclaves? Mais raisonnons dans vos propres principes.

Aux raisons victorieuses qui ont été données contre cette objection, j'ajoute que la conservation des droits politiques que vous prononcez en faveur des gens de couleur propriétaires ne ferait que fortifier la puissance des maîtres sur les esclaves. Lorsque vous aurez donné à tous les citoyens de couleur propriétaires et maîtres le même intérêt, si vous n'en faites qu'un seul parti ayant le même intérêt à maintenir les noirs dans la subordination, il est évident que la subordination sera cimentée d'une manière encore plus ferme dans les colonies. Si, au contraire, vous privez les hommes de couleur de leurs droits, vous faites une scission entre eux et les blancs, vous rapprochez naturellement tous les hommes de couleur, qui n'auront pas les mêmes droits, ni les mêmes intérêts à défendre que les blancs; vous les rapprochez, dis-je, de la classe des nègres; et alors s'il y avait quelque insurrection à craindre de la part des esclaves contre les maîtres, il est évident qu'elle serait bien plus redoutable, étant soutenue par les hommes libres de couleur qui n'auraient pas le même intérêt à la réprimer, parce que leur cause serait presque commune.

Vous voyez donc, Messieurs, à quoi se réduisent toutes ces arguties prodiguées par une partie des colons blancs pour obtenir le droit de dominer dans les colonies. Vous voyez que ces prétentons sont évidemment contraires non seulement à l'intérêt général des colonies, mais encore à l'intérêt bien entendu de la classe des blancs. Vous voyez que c'est dans leur système sur lequel est établi le renversement de la paix publique et la destruction des colonies.

Examinons maintenant comment on cherche à éluder la question et à vous séduire par l'illusion de vaines promes-es; et voyons s'il est vrai que l'article du comité ne tend pas à dépouiller les gens de couleur. Que vous a-t-on dit? On vous a

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