Page images
PDF
EPUB

chiavel et de Montesquieu; il cherche les lois des faits, il veut en voir l'esprit et la raison, et nous a laissé dans sa Politique ce que nous pouvons savoir de plus net sur la législation de la Grèce.

De l'examen de ces deux philosophes nous passerons au stoïcisme qui termine l'antiquité et précède le christianisme. Le stoïcisme n'a rien de progressif: le stoïcien se drape sur les ruines du monde, mais il ne marche pas; il élève la statue de fer du devoir, mais il ne sait pas l'animer. L'histoire du stoïcisme est comme une curieuse galerie de tableaux et de bustes antiques mais demandez-lui ce qu'il a fait dans la civilisation historique du monde, il est muet. Je le sais, il a des disciples sur le trône, les Antonins; parmi les esclaves, Épictète; parmi les beaux-esprits, Sénèque : tout cela est fort beau, fort noble, mais entièrement stérile; c'est un appendice plein de grandeur aux derniers momens du paganisme.

Tels n'étaient pas le sort et la mission du christianisme, dont la pensée sociale nous semble s'être développée en trois époques bien distinctes. Le christianisme, en face des Césars, a commencé par la résignation et une abdication complète de l'empire terrestre. Mon royaume n'est pas de ce monde; lisez saint Augustin, vous trouverez dans la Cité de Dieu ce sentiment profondé

*.

ment empreint. Les penseurs chrétiens se livrent surtout à la spiritualité mystique de la plus haute théologie : mais une fois accepté comme croyance et doctrine spiritualiste par la société, le christianisme songea naturellement à la gouverner, en vertu de sa supériorité même; les peuples adorèrent avec joie, et l'autorité du catholicisme se mesura sur sa vertu. Seconde époque la réforme éclate, Luther, Mélanchton en Allemagne, Hubert Languet en France, Sydney en Angleterre, s'arment du christianisme, de la Bible, et développent une philosophie politique qui revendique les droits et la liberté des peuples.

J'arrive aux philosophes modernes. L'Italie s'était mise à réagir contre le moyen-âge, après avoir été le théâtre de sa gloire; et Machiavel nous donne à la fin du xve siècle le spectacle d'un Italien maudissant la papauté, la religion catholique et le moyen-âge : il a dans la tête toutes les combinaisons de la politique moderne, il eût été parfaitement apte à devenir le ministre de Louis XI*, si cela eût été possible; il représente tout-à-fait cette Italie du xve siècle, si brillante et si déchirée, si perfide, si factieuse et si lettrée.

* Louis XI mourut en 1483; Machiavel naquit en 1469.

que

Après l'Italie, l'Angleterre, qui a l'initiative dans la liberté politique, nous offre ses penseurs, Hobbes et Locke. Le philosophe de Malmesbury prend en ironie la révolution qui doit affranchir son pays; les excès et l'usurpation de la démocratie le passionnent pour le despotisme, et l'entraînent logiquement à la théorie sardonidu pouvoir absolu. Ce misanthrope est suivi d'un esprit plus serein et plus égal, d'une humeur tolérante, d'un coeur noble; l'influence philosophique de Locke fut immense en Europe, bien qu'il y ait eu de plus grands métaphysiciens que lui, et nous saisirons dans son Gouvernement civil, qui parut deux ans après l'avénement de la maison de Hanovre, le germe du Contrat social de Rousseau.

Dans la haute spéculation, la Hollande ne nous livre qu'un homme, mais si grand qu'il suffit c'est Benoist Spinosa. Quelques années auparavant elle avait produit Grotius, homme de la science politique au XVIe siècle, génie positif et historique, résumant philosophiquement la guerre de trente ans et sachant tirer de cet enseignement vivant son traité de la Paix et de la Guerre. Vient se placer à côté de sa gloire le juif le plus hardi et le plus audacieux qui ait paru dans la philosophie. Spinosa rompt ouvertement non-seulement avec la synagogue,

mais avec toutes les autorités historiques et religieuses qui le précèdent; il s'enferme dans sa pensée avec une indépendance inouie, refuse une chaire à Heidelberg, doutant un peu de l'amplissima philosophandi libertate qu'on lui promettait, construisant un système complet du monde, de Dieu et de l'homme; faisant, comme Platon, découler sa politique et son droit naturel de sa métaphysique.

L'Allemagne ne peut se faire attendre dans cette arène de la pensée. Kant et Fichte paraissent et donnent une base vraiment philosophique au droit naturel si faiblement établi par Thomasius et par Wolf. La philosophie politique de Kant, dont nous avons déjà ailleurs tracé l'esquisse *, nous conduira à l'idéalisme de Fichte qui créé tout, Dieu et le monde. Schelling et Hegel viennent ensuite arracher la philosophie à ce monologue solitaire du professeur d'Iéna, tentent de résumer dans une même unité la nature, l'histoire et la pensée. Le droit naturel de Hegel nous offrira surtout une vue critique admirable sur l'histoire du passé, mais pas de tendance vers l'avenir, mais dans l'application pratique quelque chose de stagnant et d'illibéral.

* Introduction générale à l'histoire du droit, chap. XVI. Kant considéré sous les rapports moraux et juridiques.

Enfin, arrivant à la France, nous nous arrêterons devant Rousseau. Tandis que Montesquieu, majestueux patricien, promène ses regards sur l'histoire du monde, et les y maintient avec une inaltérable sérénité *, Rousseau, fils d'un horloger, arrivant à quarante ans à la pensée et à la littérature à travers une vie pleine d'amertume et de détresse, bat en ruine l'ordre établi et trace le Contrat social. Ne lui demandez pas l'impartialité savante de Montesquieu; sa mission est autre. Ainsi Montesquieu, dans une œuvre pleine de calme et de proportion, déroule une inépuisable suite de tableaux pittoresques et dramatiques; il considère curieusement la féodalité et lui consacre la fin de son Esprit des lois. Jean-Jacques, au contraire, la flétrit de quelques phrases fougueuses; sans impartialité, car il doit accuser et détruire; sans érudition sur le passé, car il doit s'agiter dans les pressentimens d'un avenir vague. Il s'inspirera, pour l'histoire des passions, de Richardson; pour la morale et pour la politique, de Plutarque, de Montaigne et de Locke; il pétrira de tous ces emprunts une œuvre brûlante, et, la jetant dans son şiècle, il entraînera ses contemporains par sa divine éloquence à des commotions inouies.

** Voyez Introduction générale à l'Histoire du Droit. MONTESQUIEU, chap. XIV.

« PreviousContinue »