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Quand le sol a tremblé sous un de ces coups terribles, c'est un devoir pour la philosophie de se remettre au travail, même au bruit des derniers retentissemens qui meurent en grondant. C'est moins que jamais pour elle le temps de se laisser déconcerter et éconduire.

Quelle est aujourd'hui notre situation philosophique? Il y a plus d'un an, qu'en examinant l'Essai sur les institutions sociales de M. Ballanche, livre profond, j'essayais de caractériser l'état de l'histoire et de la philosophie dans des lignes que je demanderai la permission au lecteur de reproduire :

<< Un siècle continue toujours l'autre en fai>> sant l'inverse de ce qu'il a fait. L'histoire sous » la plume de Voltaire avait été un instrument » de révolution. Cet homme gigantesque, dont >> le nom s'identifiera de plus en plus avec son >> siècle, et finira par absorber dans la mémoire >> des hommes toutes les gloires qui furent ses >> contemporaines, traça toujours le tableau » du passé en haine du christianisme dont il » pressait la ruine. Sans le savoir, il accomplis» sait une mission terrible et nécessaire, et je

» le comparerais volontiers à un de ces dieux >> en colère qui travaillaient de leurs mains à >> la ruine de Troie et en arrachaient les fon>> demens. L'histoire prit, après la restauration, » une tout autre physionomie : l'érudition et >> l'imagination en firent une scène dramatique >> devant laquelle les esprits vinrent s'amuser » en s'instruisant, curieux des moindres détails, » du costume, des lieux, recherchant avec déli>> ces ce qui était original et inconnu, peu soi>> gneux de conclure et d'induire l'ayenir de la >> vue du passé; non, on regardait pour regar» der, et l'on passait devant l'histoire comme >> devant une statue dont on louait la beauté. >> Oui, l'histoire est belle, mais d'une beauté vi>> vante et féconde qui doit enfanter l'avenir; >> mais elle ne servirait à rien si elle ne nous » menait pas sur la route des siècles futurs; au» jourd'hui que nous venons de nous mettre en » marche pour des destinées nouvelles, nous » n'avons plus le temps ni le goût de nous arrê>> ter, ni de nous asseoir au spectacle du passé, >> comme à un drame de Shakspeare, car nous » courons vers l'avenir,

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>> Que demanderons-nous donc à l'histoire? Des >> leçons plus que des tableaux, des inductions >> pressantes pour ce que nous devons faire, la >> justification claire des destinées de l'huma» nité. Aussi sommes-nous persuadés que l'his>>toire dépouillera beaucoup de son costume >> pittoresque pour devenir de plus en plus phi>> losophique; non de cette philosophie révolu» tionnaire qui régna si tragiquement dans le » dernier siècle, mais d'une philosophie posi» tive, sociale, indigène, et ayant assez de puis»sance pour devenir cosmopolite. Cela nous >> conduit à l'éclectisme.

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>> L'éclectisme dans son développement fut >> moins original que l'école historique. Deux >> fois il prit son point de départ dans une philosophie étrangère; à son début il s'appuya » sur l'école écossaise; devenu plus fort, il s'at» tacha à l'école allemande. Dans ces derniers » temps, il a mêlé quelquefois, avec plus d'éloquence que de rigueur et d'exactitude, les >> doctrines de Kant et quelques principes de

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Hegel; il a imprimé aux esprits quelque im

pulsion, mais sans rien établir de définitif et

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» de nouveau; ce qui n'étonnera pas si l'on ob» serve la marche que l'école éclectique a con>> stamment suivie. Toujours elle a procédé par >> voie d'érudition et de documens historiques; » elle a publié ou traduit Platon, Proclus, Ten» nemann, et songe peut-être à traduire Kant; >> voilà qui est excellent pour faire connaître » l'histoire de la philosophie, mais qui nous » paraît tout-à-fait contraire au développement » d'une philosophie indigène et originale. Le » mérite de l'éclectisme est d'avoir ranimé en philosophie le goût des études historiques, >> d'avoir fait connaître autre chose que le dix>> huitième siècle; mais en même temps, en >> professant que tous les systèmes étaient à la » fois vrais ou faux, et que le seul système pos>>sible de nos jours ne pouvait être qu'un ré»sumé de tous les systèmes vrais et faux à la » fois, il a semé le scepticisme dans les esprits, » et a été, il faut le dire, un véritable dissolvant. » Sans doute la dernière philosophie comme la » dernière religion doit toujours renfermer tou>> tes les autres, mais à la condition d'apporter >> elle-même un élément nouveau, un nouveau >> dogme : c'est ce que n'a pas fait l'éclectisme,

» qui s'est montré exclusivement critique et >> historique. Voilà la position philosophique >> dont il nous faut sortir; vienne maintenant >> une philosophie nouvelle et nationale qui » parte du sein de la société française, de ses » besoins, et qui, à la fois métaphysique, sociale >> et pratique, nous conduise vers l'avenir. Car » il est bien remarquable que toutes les philo» sophies de l'histoire que nous connaissons » sont muettes sur la nature du but vers lequel >> gravite l'humanité. Ce silence ne sera-t-il pas >> rompu? L'attente est universelle. »

Depuis le jour où j'écrivais ces mots *, une nouvelle année d'études et de réflexions a raffermi pour moi cette conviction : que les sciences historiques et philosophiques de notre siècle tendaient à revêtir un caractère qui leur fût véritablement propre, après avoir parcouru certaines phases qu'on pourrait considérer comme des préliminaires utiles, mais épuisés. L'histoire

* Globe du 14 octobre 1830. Depuis le 13 novembre de la même année, jour où je partis pour l'Italie, j'ai cessé de concourir à la rédaction de ce journal.

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