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DU DROIT.

LIVRE PREMIER.

DE L'HOMME.

CHAPITRE PREMIER.

Plan de l'ouvrage.

Quand Grotius, en 1625, publia le livre qui changea la science politique, quelle cause agitait l'Europe sur ses fondemens? la cause de la liberté religieuse. Aujourd'hui que nous sommes réunis dans cette enceinte pour inaugurer la science des législations comparées, et pour renouer avec Montesquieu, quelle cause occupe et travaille profondément l'Europe? la cause de la liberté civile. Au xvIIe siècle une lutte de trente ans fut nécessaire pour assurer aux croyances

et aux idées du xvie leur juste empire, et deux peuples restèrent à la fin maîtres du champ de bataille et les arbitres de l'Europe, un peuple du Nord et nous, les Suédois et les Français, Gustave Adolphe vainqueur après sa mort, et Richelieu. Au XIXe siècle les droits les plus sacrés et les plus positifs de l'humanité veulent être satisfaits, et les destins s'accompliront.

Serait-il vrai que de pareilles époques fussent contraires et fatales à la science, et qu'au moment où l'homme agit le plus, sa pensée doive s'arrêter et tarir dans sa course? Non : les révolutions n'étouffent pas l'intelligence; elles l'agrandissent et l'exaltent; et pour ne pas sortir des sciences historiques et morales, je ne sache pas que Thucydide, Salluste, Machiavel, Jean Bodin, Thomas Hobbes, Hugo Grotius, aient vécu dans des temps de calme et de quiétude. Quand les peuples sont remués par des mouvemens intérieurs ou des agressions étrangères, leur histoire n'en devient que plus vive et plus saisissable. Pourquoi l'Orient commence-t-il à être accessible de toutes parts à l'érudition, et se rend-il pour nous peu à peu peu familier? Parce qu'il chancelle sur ses bases primitives faussement réputées immobiles, parce qu'il se détériore de plus en plus dans son originalité native, parce qu'il converge sans relâche au génie européen,

parce qu'il fut visité par Napoléon comme il le fut par Alexandre. Si la Grèce dépouille pour nous les fausses couleurs d'une rhétorique traditionnelle, son insurrection n'y a-t-elle pas aidé ? Et Rome qui finira par être libre, ne fût-ce que pour absoudre le Dieu qu'elle adore; Rome gouvernée tour à tour par Marius et César, Grégoire VII et Jules II, théâtre des Gracques et de Rienzi, du droit romain et du catholicisme, ne nous revient-elle pas mieux connue, grâce à une érudition contemporaine de ses efforts depuis quarante ans pour ressaisir sa liberté, efforts toujours malheureux et toujours renaissans? L'Allemagne, du milieu de sa réforme et de sa métaphysique, commence à s'agiter et à se tourner vers la vie politique. L'Angleterre travaille noblement à prévenir et à supprimer une révolution en innovant elle-même dans son antique légalité.

Temps excellent pour étudier l'histoire! Ce que disait un poète en chantant une catastrophe tragique peut s'appliquer aujourd'hui aux annales du monde :

Adparet domus intus, et atria longa patescunt;
Adparent priami et veterum penetralia regum

* Æneid. lib. II.

Oui, au milieu des révolutions, l'œil plonge plus avant dans l'intérieur, et, pour ainsi dire, dans la domesticité de l'histoire; et loin de voir dans les faits qui nous pressent rien qui doive décourager pour les destinées de la science, j'y découvre au contraire un indice de renaissance et de rénovation.

Une histoire particulière peut intéresser vivement, surtout celle de son pays. Toutefois il n'est plus donné aux annales d'aucun peuple de captiver exclusivement la curiosité de l'esprit; il lui faut aujourd'hui les rapports et les comparaisons d'une histoire générale; au milieu des nations qui à la fois tendent à se rapprocher dans une commune alliance, et retiennent encore leur propre originalité, l'esprit veut saisir en même temps ce que chaque peuple a d'intime, et ce qu'il y a de général dans le système historique du monde.

Or, pour comparer il faut tout voir, tout comprendre et tout sentir, et s'il était une nation assise véritablement au centre de l'Europe; qui par la Provence et la Méditerranée touchât aux peuples du midi, à l'Italie, à la Grèce, et fût à cinq journées de l'Afrique; qui, sur les bords du Rhin, pût entrer en conférence avec le génie germanique; qui, à Calais, ne fût séparée que par sept lieues de mer de son illustre rivale, de

l'Angleterre; qui, terre hospitalière de tout ce qui est illustre et malheureux, sût jouir avec délices des diversités les plus éclatantes dans les arts comme dans la pensée, distribuant la gloire à pleines mains, car elle n'a rien à craindre de cette prodigalité magnanime: ne pourrait-on pas dire, sans apporter ici l'exagération d'un patriotisme vulgaire, que cette nation si bienveillante, si impartiale et si grande, peut s'ingérer d'apprécier et de comparer les institutions des peuples?

La science de la législation n'est pas une espèce de terrain neutre où l'on puisse paraître sans se compromettre; elle n'est pas non plus une chronique du moyen âge, une découpure de faits pittoresques que l'on puisse dérouler, sans mettre en jeu, soi, ses principes et sa personnalité. En effet, la législation n'est autre chose que la philosophie en action; c'est le code des théories, des opinions et des idées adoptées comme règle de conduite par la majorité de l'espèce humaine. Il suit naturellement que toute histoire des législations doit être précédée d'une philosophie du droit ; ainsi ont fait Vico, Domat et Montesquieu; ainsi l'exige la méthode: marchons donc dans cette route avec fermeté : ce qui peut seul aujourd'hui donner quelque sens

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