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CHAPITRE V.

La Constitution anglaise.

Que les révolutions sont utiles pour comprendre l'histoire! combien dans un siècle où les dynasties et les constitutions se supplantent avec une rapidité qui peut étonner même l'imagination la plus prompte, il nous est plus facile de pénétrer dans l'esprit des vicissitudes du passé, et des faits qui auparavant paraissaient si compliqués et si obscurs! Ainsi, avant 1789 la constitution anglaise n'était que difficilement comprise, parce qu'elle était empreinte d'un caractère tout-à-fait national, et aussi parce qu'elle était unique. L'Angleterre seule vivait constitutionnellement libre, l'Italie a donné les lettres et les arts à l'Europe; l'Allemagne l'indépendance religieuse; la Grande-Bretagne l'exemple de la

liberté politique, conquise, maintenue et régularisée. Montesquieu, dans la première moitié du xviie siècle, put seul s'élever à la contemplation exacte et profonde de la constitution anglaise; après lui, elle fut constamment étudiée, souvent mal entendue, surtout quand on voulut l'accommoder à la France. Nous pouvons aujourd'hui, après nos deux révolutions qui s'enchaînent et se complètent, apprécier avec une impartialité facile l'originalité historique et les mérites généraux de cette vieille et puissante constitution, d'autant plus qu'elle est troublée en ce moment par une crise salutaire qui met à nu ses fondemens et ses principes.

César était tellement prédestiné dans l'histoire à s'entremettre entre l'antiquité et le monde moderne, comme Napoléon laissant derrière lui la vieille Europe pose sa statue sur le seuil du xixe siècle, que c'est encore lui qui débarque en Angleterre et asseoit le premier un camp romain sur le sol de cette île. Mais, vers le milieu du ve siècle, Rome renonça à l'occupation vaniteuse des rivages de l'Angleterre; c'est à peine si elle eût pu en tenter la conquête dans ses plus éclatantes prospérités. Comme pour remplacer sur-le-champ les maîtres de la vieille civilisation, la Germanie envoya les Saxons fonder dans cette île une société neuve, ayant ses lois, ses traditions, ses

grands hommes, ses souvenirs et ses monumens. Antérieure à la féodalité, la société saxonne se compose de prêtres chrétiens, de nobles et d'hommes libres; elle a des assemblées nationales (wittenagemot), un grand législateur qui appartient à la fois à l'histoire et à la poésie, dont les traditions ont fait un type, une époque entière, comme les mythes helléniques pour Orphée, legum Anglicanarum conditor, auquel le patriotisme attribue tout ce que les moeurs anglaises ont de franchise, de justice et de liberté. Après Alfred, les Danois, qu'il avait chassés, reparurent, régnèrent quelque temps; mais la dynastie saxonne fut restaurée par Edouard le Confesseur pour suc-. comber irrévocablement sous une conquête nouvelle et définitive, sous l'invasion normande. Ainsi, cette Angleterre si fière, à juste titre, de son isolement qui la protége, la rend libre des soldats étrangers et l'a sauvée de Napoléon, a commencé son histoire par être violée tour à tour par les Romains, les Saxons, les Danois et les Normands.

Guillaume le Bâtard n'apporta pas seulement en Angleterre sa personne et son épée, mais aussi une autre société, d'autres mœurs, la féodalité; et cette fois non plus une féodalité successive, se rassemblant pièce à pièce, mais constituée d'un seul coup, générale et systématique. Il partage.

l'Angleterre à ses barons, à ses nobles; il fait toutes les parts lui-même; il exige serment nonseulement de ses vassaux immédiats, mais des vassaux de ses vassaux, et il se constitue le chef d'une féodalité royale et d'une aristocratie terrienne. Alors la vieille société saxonne, méprisée, s'efface sous cette organisation de la conquête, et ne peut plus que laisser dans l'âme des fiers Anglais de poétiques rancunes.

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Les rois et la noblesse se trouvaient désormais en présence, véritablement égaux; ou plutôt la puissance appartenait à l'aristocratie, et ses divisions seules pouvaient la donner passagèrement au suzerain assis sur le trône. C'est ici qu'il faut saisir le point de départ et la position de l'aristocratie anglaise; comment, seule entre tous les patriciats, elle se poussa spontanément à la tête de la nation, stipula pour le pays, le conduisit et le gouverna sans attendre les sommations de la bourgeoisie et les insurrections populaires. De même que les Douze Tables résument les mœurs et les luttes des trois premiers siècles de Rome, de même la grande charte des communes libertés de l'an 1215 représente et satisfait tous les droits qui, depuis la mort de Guillaume le Bâtard jusqu'au roi Jean, furent tour à tour réclamés, retirés et conquis. Les hauts barons, après avoir vaincu ce prince insolent et lâche, qui, avec Richard III,

déshonóra la royauté anglaise, stipulèrent pour l'Eglise, pour la noblesse, pour les vassaux tant immédiats que médiats et pour le peuple. Depuis Guillaume les assemblées nationales avaient disparu; mais les hauts barons avaient pris l'habitude de se rassembler autour du roi pour s'occuper des affaires générales commencement naturel et obscur de représentation *. Il fut écrit dans la grande charte qu'il ne serait fait aucune levée ou imposition, soit pour le droit de scutage ou autre, sans le consentement du commun conseil du royaume. Comment ce commun conseil était-il composé? Les hauts barons y figuraient sans contredit; mais on ne sait rien de plus, ou plutôt il est constant que le peuple et même la moyenne aristocratie n'étaient pas représentés. Quoi qu'il en soit, la grande charte, composée de soixante-sept articles, est une véritable constitution. Elle garantit le droit et la liberté de chacun; elle statue (art. 48) qu'on n'arrêtera, ni n'emprisonnera, ni ne dépossédera de ses biens, coutumes et libertés, et on ne fera mourir personne de quelque manière que ce soit, que par le jugement de ses pairs, selon les lois du pays.

* Il y a ici une analogie entre l'histoire de France et celle d'Angleterre : le Wittenagemot ne se rattache pas plus au parlement que les assemblées du champ-de-mai aux états généraux. Dans les deux pays, il y a sur ce point la même interruption.

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