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Nous suivons les progrès de la race humaine, et nous passons avec César le Rhin, ce fleuve célèbre et historique qui sépare deux peuples, si grands et si distincts, deux sociétés et deux philosophies. Le ve siècle de l'ère chrétienne ensevelit irrévocablement l'antiquité, cette liberté collective des anciens, panthéisme social où l'individu n'est plus qu'un instrument et ne sauve sa propre puissance qu'à force de grandeur et d'héroïsme; civilisation extérieure et peu pudibonde où l'homme estimait qu'il pouvait se permettre certains vices pour être plus fort dans certaines vertus; vive et brillante jeunesse. de l'humanité dont le souvenir l'enchante davantage à mesure que plus de siècles l'en séparent.

Quand César s'engage dans les premières forêts qui s'offrirent à lui au-delà du Rhin, il nous représente le génie de Rome convergeant aux temps modernes par une attraction fatale.

En effet, voici quelque chose qui n'est ni oriental, ni grec, ni romain, vraiment inconnu et nouveau. Les moeurs germaniques se placent entre la vie sauvage et la civilisation moderne comme un germe fécond qui n'a son analogue nulle part. La liberté du Germain ne ressemble à rien de l'antique. Dans sa vie, moitié patriarcale et moitié guerrière, sous la consécration de mythes et de dogmes qu'effaça le christianisme, le Germain est libre ; il porte au plus haut point le sentiment de ce qu'il vaut et de son droit, s'estime engagé lui-même dans l'outrage fait aux siens et à ses frères d'armes ; et de cette noble solidarité il fait sortir une liberté domestique, une fierté de famille qui se transmet aux mœurs du moyen âge. Ce n'est pas un sauvage, car il a un vif sentiment du droit et de la justice; mais il ne comprend pas la vie et la société sans la faculté de se défendre et de se protéger lui-même; personnalité originale dont la peinture paraissait si attrayante à l'historien de Tibère; qui se fait jour encore à travers les fragmens informes des lois salique, ripuaire et wisigothe, rédigées quand les Barbares

étaient mêlés aux Romains et dans la langue des vaincus.

La succession dans la famille germaine est fondée tout entière sur la consanguinité. Nullum testamentum; opposition tranchée avec le patriciat romain qui exerçait dans ses commencemens la faculté absolue de tester. Les lois salique et ripuaire nous montrent l'hérédité poursuivie exclusivement dans la ligne descendante et masculine, source incontestable de l'orgueil des maisons modernes.

Les Germains ne se représentent pas la justice comme un principe extérieur, positif, social, le même pour tous, qui ramène les sentimens individuels à une idée générale. Elle est pour eux une disposition particulière du cœur, et la pénalité n'est plus qu'une relation d'homme à homme. Si dans une rencontre un homme libre a été blessé, si même il a succombé, le parent du mort se dit atteint par la mort de son parent et de son compagnon, et il s'établit entre lui et l'homicide un rapport de composition. Le wehrgeld n'est autre chose qu'une satisfaction particulière qui se règle sur la condition de l'individu. Celui qui veut prouver qu'il n'a pas fait telle action mènera devant le chef de la tribu, au milieu de l'assemblée générale, douze hommes libres comme lui,

ses égaux, qui jureront que tel fait est véritable ou faux (conjuratores); cri de la conscience individuelle, foi religieuse dans l'assertion d'un homme qui prend pour garans et témoins quelques-uns de ses semblables; origine du jury, de cette institution qu'on voudrait à tort retrouver dans l'antiquité*, et qui appartient tout-à-fait aux temps modernes, à la civilisation de Luther et de Descartes.

La femme, chez les anciens, n'était proprement pas respectée en vertu d'elle-même, de sa nature et de sa dignité; elle n'arrivait à l'estime et à la gloire que par accident. La mère des Gracques est célèbre, Aspasie fameuse, Hypatie, déchirée par la populace chrétienne d'Alexandrie, illustre mais la femme elle-même est reléguée dans une triste infériorité dont elle ne peut s'affranchir. Pour la première fois, elle est reconnue par la conscience des Germains comme l'égale de l'homme; ils lui trouvent même une sensibilité plus ardente qui leur révèle la divinité et l'en inspire. Ne nous étonnons plus si la poésie allemande dévoile avec une profondeur si chaste les sentimens et les pensées infinies qui peuvent troubler

* La double vraisemblance de l'histoire et de la philosophie ne permet pas d'attribuer à une autre origine que les mœurs germa¬ niques l'esprit et l'avénement du jury. ( Voyez, liv. v, le chapitre sur les institutions judiciaires.)

le cœur des femmes, et si, mieux que ses autres sœurs, elle a chanté la vierge dans Marguerite et dans Thécla.

A un nouvel amour vient s'associer encore un autre sentiment inconnu à l'antiquité, la fidélité personnelle, la foi, le dévoûment d'un homme libre pour un homme libre qu'il reconnaît pour son supérieur et son chef; lien moral qui unit étroitement le roi à ses fidèles, à ses leudes, à ses antrustions; sentiment qui s'efface aujourd'hui devant les vertus démocratiques, mais qui, au moyen âge, fut l'âme de la féodalité, de la chevalerie et de la monarchie.

Il faut donc décerner cette gloire à l'Allemagne, d'avoir apporté dans la civilisation du monde des élémens nouveaux, quelque chose de primitif et de vigoureux qu'elle n'a emprunté à personne, et que l'Europe a reçu d'elle : le peuple allemand: le sent avec quelque fierté, et il s'estime le père des temps modernes.

Cette personnalité se manifesta surtout dès que les Barbares se trouvèrent en contact avec les Romains. M. de Savigny a parfaitement saisi cet accident historique ; mais a-t-il raison de blâmer Montesquieu quand celui-ci fait remonter l'esprit des lois personnelles au-delà de la conquête? Voici le résumé du système du célèbre jurisconsulte allemand:

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