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victoire irritée; elle est maintenant l'hommage volontaire des peuples, rendu à la supériorité pacifique de l'intelligence et de la religion. De toutes parts on donne à l'Eglise à pleines mains; les donations, les testamens ne se dressent que pour elle; le territoire se couvre de fondations aussi bien que de fiefs. Alors les hommes de l'Eglise choisissaient des situations pittoresques : tantôt s'établissant au haut d'une montagne, ils y mettaient le signe de Dieu, un monastère; tantôt ils cachaient au fond d'une vallée une société de cénobites intelligens et pieux, dont tout le voisinage recevait la salutaire influence. C'est par les fondations que l'Europe moderne s'est civilisée. Sans richesses et sans propriétés, l'Eglise eût été impuissante; elle n'eût pu défricher les terres ni les manuscrits. Voilà pourquoi le clergé dut être propriétaire. Attendez un moment, et vous verrez disparaître la légitimité de son titre.

Qu'était-il devenu au xvIIe siècle? tempérons ici la sévérité de l'histoire : mais sans foi et sans mœurs, incapable de doctrines comme de vertus, il nous présentait, pour successeurs aux pontifes qui avaient civilisé la Gaule, de petits abbés ridicules, jouet et délices des boudoirs. Alors la société française lui demanda par ses représentans en vertu de quel titre il possédait ; question formidable que toute association

adresse tôt ou tard aux individualités dont elle se compose. Le clergé parla des services qu'il avait rendus, rappela qu'il avait civilisé le monde, qu'ensuite il possédait, et qu'en ôtant à chaque possesseur ses biens, on violerait le droit des individus. Quelle fut la réponse de la révolution? « Vous avez civilisé le monde, et c'est pour cela qu'on vous a donné vos biens; c'était à la fois entre vos mains un instrument et une récompense : mais vous ne la méritez plus, car depuis long-temps vous avez cessé de civiliser quoi que ce soit ; bien plus, vous vous opposez à la marche progressive de l'association française. Ce que la nation a donné, elle l'a donné en dépôt et non pas en propriété aux individus, non pas à tel membre du clergé, mais au culte ; elle l'a donné à la civilisation représentée par l'Eglise; elle le retire à la décadence et à la corruption de cette même Eglise. » Alors l'Assemblée constituante décréta cette loi mémorable qui mettait les biens du clergé à la disposition de la nation; décision d'une incontestable équité qui peut soutenir l'examen de la plus sévère raison. Tout fut juste dans cette destinée si différente du clergé; il ne saurait s'imputer qu'à lui seul sa gloire et sa ruine.

La noblesse française avait brillé pendant des siècles de l'éclat le plus vif. Patriciat chevaleresque, aimable, courageux, elle n'avait dégénéré

que dans les salons de Versailles; et le moment du combat la trouva débile et corrompue. Ici plus clairement qu'ailleurs, plus encore qu'à Sparte et à Rome, lutte entre l'aristocratie et la démocratie. La noblesse se refuse à suivre le triomphe du peuple; elle quitte le pays, déciarant qu'elle emporte la France avec elle. Le peuple reste sur le sol et poursuit sa victoire. Tout moyen devient légitime;

Furor arma ministrat.

La confiscation est l'arme de la démocratie, moyen cruel, mais historiquement nécessaire; exception terrible aux droits des individus, accident hideux qui ne saurait devenir une loi que dans ces crises où une société se refait en se déchirant. C'est à ces extrémités où furent poussés nos pères que nous devons un territoire divisé à l'infini, la propriété accessible à tous, la diminution progressive des prolétaires, la modestie si pure de notre dernière révolution, sa sobriété admirable dans la réaction et dans la vengeance. Ainsi il a été donné à la France de ne pas périr, et de renaître plus forte dans cette mêlée furieuse où tant de peuples se sont perdus, Sparte n'a pu y résister; Rome ne s'en est sauvée que par le despotisme, tandis que nous sommes arrivés en même temps à la liberté et à la pro

priété civile: position admirable que nous envie l'Angleterre ; d'où il ressort clairement que la liberté doit se fortifier par le développement le plus complet de la propriété pour tous les individus d'une association.

pro

Ainsi ce serait tomber dans une étrange illusion que de croire nécessaire d'attaquer la priété; ce serait faire après coup la théorie d'un acte terrible qui s'est d'autant mieux accompli qu'il n'avait pas été conçu à priori, et qui est devenu pour la France un droit acquis sur lequel elle peut fonder l'avenir le plus serein et le plus pur. Je ne parle pas des tempêtes qui passent.

Mais n'y a-t-il pas des faits nouveaux qui doivent donner à la propriété un autre caractère? Ainsi les anciens ne connaissaient pas la propriété littéraire, industrielle; pour eux les chants d'Homère et de Pindare appartenaient à tout le monde; il ne leur tombait pas dans l'esprit que pendant un certain laps de temps le poète pût revendiquer pour lui et ses enfans la propriété de ses vers: tant chez ces anciens, d'une imagination si extérieure et si large, le souci de l'individualité venait se perdre dans le dévoûment de tous à tous! Nous concevons au contraire fort bien que l'héritier de Voltaire ait pu pendant quelques années tirer quelque avantage de cette succession du génie. Evidemment dans l'héritage du

poète il faut faire un départ : son inspiration, ses œuvres appartiennent à la société, propriété commune et immortelle à laquelle elle ne saurait renoncer : d'un autre côté, l'artiste a ses droits sur son œuvre; il peut et doit vivre de sa création et de son travail, lui et pendant un temps les siens. La difficulté délicate consiste à déterminer le laps de temps pendant lequel les ouvrages des grands hommes peuvent être affermés aux besoins de leurs héritiers. Qu'est-ce à dire, si ce n'est toujours le même problème de combiner les droits de l'individualité et ceux de l'association ?

Que le commerce et l'industrie augmentent et varient les objets de la propriété, qu'en ce sens le développement de la propriété soit changeant et progressif; nul doute : mais les conditions nécessaires imposées par la nature humaine resteront toujours à remplir.

Un homme d'un esprit tout-à-fait original, spectateur attentif de la révolution française et de la civilisation américaine, Saint-Simon a émis cette pensée : la féodalité a créé la propriété foncière, elle a organisé l'Europe; à la féodalité succède un âge nouveau, l'industrie; les descendans des conquérans sont les travailleurs; le règne de la conquête est fini; le temps du travail, de

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