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toyens dont le droit se règle sur le mérite, ces vastes comices nous inspireront des passions publiques, vives et pures, sans lesquelles la société languit, abandonnée à l'égoïsme des ambitions petites et calculées. Si pendant la restauration où il fallait prendre tant de ménagement pour avoir la permission de faire quelque chose, nous avons pu parvenir où nous en sommes, que sera-ce quand la nation aura vécu quelque temps dans la conscience et l'habitude des droits et des mœurs de la liberté ? Sans présomption comme sans défiance, elle peut s'ajourner à quelques années.

CHAPITRE IV.

De la Propriété.

Je pense et je veux; donc je dois et je puis être libre. Mais comment puis-je être libre vis-àvis de la nature sans tenter de la maîtriser et de m'en approprier quelque chose? La propriété sur le monde physique est le développement nécessaire de la liberté : sans la propriété, la puissance de l'homme ne serait pas prouvée. L'homme a besoin de s'abriter: il construit une cabane sur un petit espace de terrain, et dit : « Cela est à » moi. » Il voit passer devant lui un coursier rapide et sauvage; il le dompte, et le cheval reconnaît son maître. Améric vole à travers les mers; plus heureux et moins grand que Colomb, il donne son nom à tout un monde. Les pays qu'a découverts le génie de l'homme, le détroit de Ma

gellan, la Colombie, attestent sa liberté, sa faculté d'appropriation; et la nature ne reçoit pour nous de sens et de valeur que lorsque nous l'avons nommée.

mes,

Mais dans ce monde qui n'oppose pas à l'homme une résistance morale et qui ne combat sa dictature que par des forces qui s'ignorent elles-mêl'homme n'est pas seul. Il n'est solitaire ni dans sa faiblesse ni dans sa puissance. Ce n'est pas un naufragé jeté dans une île déserte ; ce n'est pas non plus comme un immense individu qu'un empereur romain avait rêvé dans sa gigantesque folie, et auquel il souhaitait une seule tête pour la lui couper d'un seul coup. La même pensée qui anime l'homme, il la reconnaît chez un autre; la même volonté qui le pousse, il est obligé de la confesser chez autrui, de telle façon que, rencontrant des êtres semblables à lui, il prononce ces deux mots éternels et indestructibles: Le mien et le tien, mots qu'il ne prononcerait pas, si, par une hypothèse de l'imagination, nous pouvions supposer le monde habité parun seul individu; mots dont il n'est pas convenu arbitrairement, mais qui lui sont arrachés par la nature, et par lesquels il fait en même temps sa part et celle de ses semblables.

Ce n'est plus là le rapport de l'homme à la nature; mais le rapport de l'homme à l'homme,

d'une individualité avec une autre individualité. A côté de ma cabane et de la terre que j'ai cultivée, un homme a construit sa maison; nous avons la même raison l'un et l'autre pour qu'il n'empiète pas sur mon domaine, pour que je respecte le sien cela était à moi, car je m'y étais déployé le premier ; j'y avais mis mon empreinte, mon travail, ma personnalité ; et voilà la signification du droit du premier occupant. Ce que approprié mon voisin, je n'y avais pas songé; ma personnalité n'avait pas paru sur ce théâtre; la sienne se montre, devient maîtresse à son tour; et voilà deux libertés qui s'acceptent sur un pied parfait d'égalité.

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Mais n'y a-t-il pas autre chose? Nous avons saisi deux termes, rapport de l'homme avec la nature, rapport de l'homme avec l'homme : estce tout? Cherchons bien. Voici quelque chose de nouveau ; voici un troisième rapport différent des deux autres, qui dès-lors aura d'autres lois et d'autres conditions; c'est le rapport de l'homme non plus avec l'homme seul, isolé, mais avec les hommes réunis, avec l'association, avec la société; et c'est là le rapport le plus difficile à soutenir, le plus important à étudier; problème qui s'agite et se développe depuis l'origine du monde. Ne considérez l'homme que vis-à-vis de la nature; la dictature est incontestable : prenez l'homme

seulement en contact avec l'homme, lecatéchisme de la propriété sera court; on stipulera des garanties et des droits réciproques, et tout aboutira à des convenances et à des débats de voisinage. Mais que l'individu soutienne un rapport vis-à-vis des masses, seul en face de tous; c'est sur ce point que s'est porté l'effort des révolutions et des théories.

Un homme possède et se dit propriétaire. La société reconnaîtra d'abord et respectera le fait de la possession ; mais s'y arrêtera-t-elle ? et de la possession conclura-t-elle au droit de propriété sans autre examen? Non. Elle demandera à l'individu à quel titre il possède; et alors, suivant la réponse, la société pourra porter trois jugemens différens. Ou elle reconnaîtra que le titre du propriétaire est complètement juste, et il y aura paix entre l'individualité et l'association. Ou, tout en reconnaissant que l'individu détient et possède, qu'il a pour lui la consécration du temps, elle trouvera cependant que sa propriété pourrait être plus utile à l'association si elle était réglée autrement; et alors elle intervient, ne pouvant se résoudre à rester impuissante à force de respecter le droit individuel. Ou enfin, malgré la possession constatée et certaine, la propriété de l'individu blesse tellement l'utilité générale, que la société arrive à nier le droit, l'efface, et

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