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ques éminens, dont l'originalité a toujours été considérée comme une hérésie par le Vatican, ils rendront à leur cause un service qui ne sera pas sans gloire, et dont l'honneur est même indépendant du succès. Il est beau de se dévouer avec enthousiasme à la défense des croyances paternelles, il ne serait pas juste que l'esprit LES novateur du siècle enveloppât toutes les intelli-, gences dans une espèce de presse et d'enrôle ment forcé; la désertion complète d'une cause compromise n'aurait rien d'honorable pour la nature humaine. Quelques jeunes gens d'élite manifestent, dans la Revue européenne, des intentions plus scientifiques, et comptent dans leurs rangs des catholiques célèbres, tels que MM. d'Eckstein et Baader.

A côté d'eux un écrivain harmonieux et pur, exilé assis sur les ruines de Sion, pleure le passé, mais sans amertume, et, dans la Vision d'Hébal, se fait le prophète éloquent d'une transformation sociale dont il ignore la nature. On peut véritablement se représenter M. Ballanche comme un sage, libre de toute ambition, retiré du monde pour vivre avec l'histoire, étudiant

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les pages des Annales humaines avec une profondeur naïve, pensant plus à la postérité qu'à ses contemporains, homme antique, s'étant voué sans retour au culte des idées et de la grande gloire.

Cette expansion de la philosophie catholique vient d'amener récemment une manifestation du protestantisme qui, dans deux recueils périodiques *, semble vouloir appliquer aux intérêts sociaux l'esprit évangélique. Nous sou haitons cordialement à cette tentative un succès efficace; il y a de nos jours un beau champ ouvert au rationalisme chrétien.

Mais l'apparition la plus significative a été sans contredit celle du saint-simonisme. Ici je dois parler du système et de moi-même ; il est naturel de donner le pas aux idées sur quelque chose de personnel.

La force du saint-simonisme est dans la nouveauté et l'originalité de ses doctrines économiques sur ce point il est puissant. Or, comme il

* Le Protestant et le Semeur.

se proposait pour but d'améliorer la condition du peuple, comme il en trouvait en partie les moyens dans le progrès de ses idées économi ques, il avait, tant pour compléter son système que pour réaliser son dessein, deux voies à choisir. Il pouvait fonder une école philosophique, travailler à mettre d'accord les autres sciences morales avec les résultats de son économie politique, chercher ainsi à concilier la propriété et l'industrie, appeler à lui les esprits, et remettre à l'avenir de plusieurs années, et entre les mains des générations qui arriveront bientôt au maniement des choses, le soin d'appliquer ses réformes. Il pouvait aussi vouloir descendre immédiatement dans l'arène et dans la pratique, pour combattre et triompher sur-le-champ, vivre sur le fond de ses idées sans s'inquiéter de l'augmenter, ne plus rien chercher, mais tout affirmer, prêcher plutôt qu'enseigner, et déserter la philosophie pour tourner à une manière de religion.

Le saint-simonisme pouvait si bien prendre l'un ou l'autre de ces deux partis qu'il les a pris tous les deux. Il s'est partagé en école phi

losophique et en école théocratique. En ce mo ment la première travaille en silence, et sans vouloir, suivant son expression, tenter l'usurpation de l'avenir *, elle poursuit, avec une persévérance pleine de foi, des études dont une publication récente, courte, mais substantielle, doit donner une haute idée. L'école théocratique imite de plus en plus l'organisation de l'Eglise catholique, prend de plus en plus les réminiscences de De Maistre pour des inspirations nouvelles, et continue de se produire comme apportant une révélation pour principe, et une révolution sociale pour conséquence.

Les journées de juillet ont beaucoup contribué à précipiter l'allure de l'école théocratique. Quand je rencontrai pour la première fois les saint-simoniens, c'était dans les premiers jours d'août 1830. Dans ces momens trop courts d'allégresse et d'espérance, tout le monde se connaissait et se parlait; je trouvai chez les disciples de Saint-Simon l'ardeur la plus généreuse; ils me pressèrent de lire et d'étudier leur doc

*Lettre d'un disciple de la science nouvelle, p. 11.

trine, m'apportèrent leurs livres. Je n'ai jamais refusé d'apprendre quelque chose; d'ailleurs leur enthousiasme plaisait au mien, et puis entre jeunes gens la familiarité est prompte :

«Mihi mens juvenali ardebat amore

» Compellare virum, et dextræ conjungere dextram. »

Dès que la Charte de 1830 eut renouvelé le principe constitutif de la société française, il était urgent que les sciences philosophiques et politiques remisssent les théories au niveau des faits accomplis. Du moins cette pensée s'empara fortement de moi; il me semblait que la jeunesse, que son âge écartait encore des affaires, devait retremper ses études et ses idées, penser, pour mieux agir plus tard; j'estimais encore que, si les esprits jeunes et actifs se ralliaient en un faisceau, cette association des intelligences qui devait se tenir les portes ouvertes et ne pas être une coterie, accélérerait les progrès nécessaires. Nous débattions ces points, les saint-simoniens et moi, dans nos entretiens. Mais j'étais préoccupé de la science, eux de la pratique immédiate; moi de la philosophie, eux d'une entreprise de religion. Néanmoins

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