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ports entre eux, ont leurs lois qui les constituent et les animent.

Cicéron a défini la loi Ratio profecta à natura rerum; puis, quand il veut parler de cette loi générale qui transgresse les limites de la nationalité, qui n'est pas différente à Rome et à Athènes, se retrouve dans tous les temps et chez tous les peuples, il dit: Lex naturæ congruens; c'est-à-dire la loi est tout ensemble la conformité à la nature, et le résultat de cette nature des choses.

Le peuple hébreu montre dans son histoire le développement le plus complet de l'idée de la loi. Dans la théocratie légale de Moïse, la loi constitue l'identité de la politique et de la religion, inscrite en caractères sacrés au frontispice du temple; elle a été donnée par Dieu, et suit le peuple dans tous les actes de sa vie : tant cette religion hébraïque est politique, extérieure et sociale. Chez les Grecs, la loi indique un départ et un équilibre entre les intérêts des hommes; ò voμos*. La loi pour les Romains est sortie d'un duel entre les patriciens et les plébéiens, entre l'initiative superbe des premiers et les réclama

* Voyez liv. IV, chap. 2, l'explication de Sixaev et de diκαστής.

tions persévérantes des seconds. Aussi est-elle douée cette fois de la conscience énergique du droit jus, jura, un droit, des droits, voilà ce qu'elle réclame et ce qui la constitue.

Règle fondamentale des sociétés humaines, la loi est invoquée partout: la théocratie parle en son nom; le conquérant lui demande de sanctionner son glaive : le despote veut s'appuyer sur elle; le révolutionnaire la revendique. Or, quel est son caractère? En d'autres termes, y a-t-il un droit divin?

Notre tendance est la vérité. Nous la concevons. D'une manière absolue? évidemment non. Car alors la science, qui est une déduction, et l'histoire, qui est un combat, n'existeraient pas. Nous ne concevons la vérité que d'une manière relative; les traductions que nous en faisons sont incomplètes, altérées; et cependant, au moment où nous l'annonçons, où un législateur la proclame, où un philosophe l'écrit, il a l'inévitable illusion de nous l'offrir tout entière : de là le dogmatisme, sans quoi l'humanité ne marcherait pas; car si ces hommes gardaient assez d'indépendance d'esprit dans leur enthousiasme pour faire des réserves, nous ne les croirions pas. La loi et le bien sont des idées générales, universelles; mais elles se développent d'une manière particulière, successive, locale,

et, partant, misérable. La loi est divine, car l'homme ne la fait pas : il cherche à l'interpréter, à la lire. L'ordre est divin; car il ne relève pas de l'arbitraire de l'homme, mais lui est imposé par la nature des choses. C'est en ce sens que le droit est divin.

Mais y a-t-il un droit divin en ce sens, qu'une fois formulé et tombé dans des textes éternels, il ne change ni ne varie, et frappe les sociétés d'une immobilité qu'elles ne pourraient secouer? singulière façon d'interpréter et d'honorer Dieu, que de lui attribuer sur la terre une imperfection immuable. Les lois sociales sont dans leur développement ce qu'il y a de plus mobile dans l'humanité; cette mobilité des institutions en constitue l'histoire; à chaque instant la borne se déplace, et, s'il m'est permis d'employer ce terme, certain que je suis qu'il sera compris, Dieu luimême, essence de la loi, ne se développe dans les sociétés que progressivement.

Si tout acte de l'homme implique le mélange des passions, de l'intelligence etde la volonté, tout fait social présente l'alliance de la loi, du pouvoir et de la liberté. L'analyse seule distingue et sépare. Le pouvoir est le bras de la société. Vouloir l'affaiblir et l'amaigrir est peu sage, car la stabilité sociale se mesure sur sa force.

Mais à quelle condition le pouvoir peut-il être

et durer? En servant les idées et les intérêts de la société. Lors même qu'il la prime en intelligence, il ne puise sa force que dans elle. Il la représente parce qu'il la conçoit tout-à-fait; il en est à la fois le serviteur et le chef, le soldat et le général. Rien par lui-même, tout par les autres, sa puissance consiste à représenter ceux qui le suivent, à ne pas se séparer de la foule qui est derrière lui; car si, par hasard, l'imprudent en se retournant apercevait entre lui et les autres un large espace qui serait un abîme, s'il était seul, il tomberait.

Qu'est-ce que la légitimité? tout pouvoir veut être légitime; il en a le besoin et le désir. Quelle est la source de la légitimité? La durée ou le mérite? L'antiquité ou les services présentement rendus? Avoir été ou être ? C'est être. Le pouvoir dans une société est aimé, puissant; il fait les affaires du peuple, il l'éclaire, l'élève; alors il est légitime. Il n'y a pas dans l'histoire et chez un peuple d'hypocrisie possible; et la popularité est le signe irrécusable de la légitimité des gouvernemens. Mais les peuples se détachent; les murmures éclatent; le pouvoir a cessé de comprendre et de satisfaire la société ; il en est averti par une révolution; et ici je ne parle pas de séditions folles, de troubles avortés ; il n'est plus légitime.

Ce serait une doctrine commode, celle qui mettrait la légitimité dans la durée. Et voici comment cette illusion s'est faite dans l'esprit de quelques-uns, et comment elle a été volontairement exploitée dans l'intérêt de quelques autres. Tout pouvoir qui sert et satisfait un pays dure; cette durée se prolonge et devient un fait acquis; ce sont pour ainsi dire les états de service de ce pouvoir: alors ses partisans en tirent un argument (et la théorie historique de la légitimité est là tout entière): ce pouvoir a duré pendant longtemps; il fut aimé, vénéré, puissant; donc il a été légitime. Oui. — Donc il sera toujours légitime. Non. Un homme peut ne paraître que douze ans dans l'histoire, et s'y installer d'une manière tout-à-fait légitime. Qui a jamais contesté la légitimité de Napoléon à Austerlitz et à Wagram? Pas plus qu'on n'a contesté celle de Louis XIV. Soyez fort, marchez à la tête de votre siècle et de votre peuple, vous serez légitime; car vous mériterez bien de votre pays, et encore une fois vous, pouvoir, vous n'êtes au-dessus de nos têtes qu'à la condition de nous servir.

La doctrine historique de la légitimité est fille de la féodalité. On a voulu régler les droits au trône sur l'héritage du fief, et traiter les peuples comme la seigneurie de Robert le Fort.

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