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pas de la théologie. Mais ce gouvernement s'altère, le progrès philosophique s'arrête; l'amour de la vérité se tarit; la recherche en est suspendue. Alors, des mouvemens sourds, des insurrections partielles et timides annoncent la scission et le schisme; la religion présente aux esprits investigateurs, qui les premiers se hasardent à demander quelque compte, l'image sacrée de la tradition: voilà ce que les hommes ont cru, voilà ce qui a été révélé : adorez et soumettezvous. La philosophie ne se soumet pas; elle reconnaît son ouvrage, mais altéré; ce Testament qu'on lui montre, elle en sait mieux qu'un autre l'origine et la valeur; elle le respecte; mais elle veut l'interpréter, le changer quelquefois, et, rompant avec la tradition qui se repose dans le passé, elle relève l'étendard de l'esprit humain,

Détruire la philosophie par la religion, ou la religion par la philosophie, est une entreprise également absurde. Elles soutiennent entre elles un rapport perpétuel, qui au fond est une identité. Quand la religion s'arrête, la philosophie poursuit et prépare pour les sociétés d'autres croyances et d'autres symboles.

L'histoire ne nous présente pas d'institution plus salutaire et plus grande que le christianisme. Sous Tibère, on entendit parler à Rome d'une

doctrine nouvelle; on disait qu'un Nazaréen, que la tradition sacrée nous représente comme étant d'un génie rêveur et mélancolique, aimant à se promener solitaire le long des lacs et de la mer de Galilée, avait réuni autour de lui quelques hommes, et leur annonçait quelque chose de nouveau. On ajoutait que le peuple suivait, se rassemblait sous les pas de ce prophète, que des prédications se faisaient dans le désert, et que la parole qui s'y reproduisait le plus souvent était que les hommes sont frères et égaux entre eux innovation coupable contre la légalité païenne.

Après ce fondateur, trois hommes surtout caractérisent et développent le christianisme : saint Paul, Grégoire VII et Luther. Paul commença d'abord par être l'espérance et le vengeur de la synagogue. Il s'est mis en route pour aller châtier et saisir les chrétiens. Que se passa-t-il donc dans son âme sur le chemin de Damas? par quelle inexplicable péripétie, par quel caprice de la force et du génie, par quel mystérieux entraînement du cœur ce soutien de l'ancienne loi se faitil l'apôtre de la loi nouvelle, change sa vie et sa destinée par une décision rapide comme l'éclair, et s'engage dans une voie nouvelle et douloureuse? Il y persévéra. Il élargit la doctrine de Jésus, l'éta

blit sur un panthéisme tout-à-fait spiritualiste; puis, génie politique, il soutient et règle les communions naissantes des fidèles, donne aux églises chrétiennes des principes et des exemples de gouvernement, sachant mêler heureusement la douceur et la force, la persuasion et l'autorité, également éloigné du despotisme qui s'impatiente, de cet esprit débonnaire qui se décourage, et il lègue à ses successeurs le christianisme agrandi, développé, déjà doué de la force de mener efficacement les hommes *. Quand il a mis des siècles à s'emparer de tous les esprits, le christianisme

* Quelques personnes se sont étonnées de voir une telle importance attachée aux travaux de saint Paul; elles ont été presque choquées de cette espèce de transformation du christianisme qui lui est attribuée. Mais cette opinion, que nous croyons juste, est déjà quelque peu vieille, et ne nous appartient pas. Plusieurs théologiens allemands l'ont développée; mais pour ne citer que deux philosophes, Schelling, dans ses Vorlesungen ueber die Methode des Academischen Studium, remarque que le christianisme de saint Paul diffère de la doctrine primitive; dans le dernier siècle, Boulanger, dans l'Examen critique de saint Paul, ne s'acharne pas sans motifs sur ce puissant propagateur du christianisme. Lisez son pamphlet virulent, et vous verrez qu'il ne l'eût point ainsi attaqué s'il ne l'eût pas trouvé si grand. Nous dirons seulement ici qu'une lecture un peu attentive de saint Paul, l'examen de ses théories sur le panthéisme, la raison, la foi, le pouvoir, la virginité, etc., et la vue de son administration politique en font un si grand penseur et un si grand caractère, que c'est surtout par l'intervention de cet homme que s'expliquent les progrès du christianisme.

veut gouverner réellement le monde; et Grégoire VII dénonce fièrement aux empereurs et aux rois cette prétention alors raisonnable, pensée philosophique, mouvement libéral qui a échappé aux préoccupations de Voltaire. Mais l'Allemagne fera subir à l'Italie de cruelles représailles l'Italie avait mis le pied sur la couronne impériale, sur la tête des princes de la maison salique, et des Hohenstaufen; voici qu'un moine brutal, sorti des cabarets de l'Allemagne, attaque le Vatican, venge le Nord de la dictature du Midi, et soumet la tradition catholique à l'examen inflexible de la raison individuelle. Je me suis toujours figuré dans la pensée quelle belle œuvre serait une Vie de Luther où se réfléchirait dans le lointain le moyen âge; sur le premier plan, le xvIe siècle si vaste et si divers, personnifié surtout dans ce Saxon: puis en perspective et comme en péroraison, cette Europe militante et philosophique qui se débrouille à peine aujourd'hui ! En effet, n'assistons-nous pas à la lutte du catholicisme et du protestantisme, de la tradition et de la philosophie? Arrivé au point où nous le voyons, le christianisme est loin d'être sans avenir. Pour ma part, je suis revenu à penser qu'il contient encore des trésors à répandre sur les peuples; que, roi de la terre pour long-temps.

encore, ce qu'on lui oppose est tout-à-fait insuffisant, et qu'on s'est beaucoup trop hâté de sonner ses funérailles.

Mais néanmoins, en sa présence, que la philosophie maintienne ses droits. Si elle se réduisait à n'être, comme on l'a répété d'après l'Allemagne, qu'une illustration du christianisme, que le christianisme mis sous une autre forme, sous celle de la réflexion et de la dialectique, à quoi serviraitelle, et que ferait-elle autre chose si ce n'est de donner sa démission? Au sein du paganisme, Socrate et Platon ont annoncé le christianisme; la philosophie a pour devoir de préparer les révolutions religieuses, et, loin de se confondre avec la tradition, elle doit poursuivre d'un pas ferme; c'est l'aventureuse courrière du genre humain. Pendant que le christianisme console encore les peuples, les bénit et les aime, que le génie philosophique de la France reprenne son vol et s'engage à la découverte.

Il y a duel éternel dans le monde entre la tradition et l'innovation, et surtout après une révolution qui a remué profondément les âmes et les féconde en les exaltant: elle les tire du scepticisme, et de cette indifférence si énergiquement réprouvée par un prêtre éloquent *. L'antique

* M. de La Mennais

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