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régénère la Constitution comme un nouveau commencement de l'histoire :

« Je dirai ensuite que l'Assemblée actuelle n'étant pas Législative, mais Constituante, elle a, par cela seul, tous les droits que pouvaient exercer les premiers individus qui formèrent la Nation.

« Or, supposons pour un moment qu'il fût question d'établir parmi nous le premier principe de l'ordre social, qui pourrait nous contester le droit de créer des corps ou de les empêcher, d'accorder à des corps des propriétés particulières ou de les déclarer incapables d'en acquérir?

« Nous avons donc aujourd'hui le même droit, à moins de supposer que notre pouvoir constituant soit limité et, certes, nous avons déjà fait assez de changements dans l'ancien ordre de choses, pour que la proposition, que j'ai l'honneur de vous soumettre, ne puisse pas être regardée comme au-dessous de votre puissance. >>

Ainsi, tantôt, pour légitimer la saisie des biens de l'Eglise, la Révolution essaie d'établir, avec Talleyrand, une sorte de continuité juridique absolue entre le passé et le présent, entre l'Eglise et la Nation « véritable assemblée des fidèles »; tantôt, au contraire, elle fait table rase de tout le passé et considère, avec Mirabeau, que la Constituante ouvre un monde nouveau, une société nouvelle, et qu'elle dispose ainsi de la souveraine puissance dont disposaient les premiers hommes se formant en société.

Mais ici encore, qu'on pousse jusqu'au bout l'hypothèse de Mirabeau et qu'on demande si cette humanité, toute neuve, n'aurait pas le droit de refuser sa consécration légale à la propriété individuelle, Mirabeau ne l'eût point contesté, et si un jour le prolétariat prétend renouveler la Constitution sociale, il pourra répondre à ceux qui lui opposeront le passé et les titres des possédants bourgeois, qu'il est constituant, qu'il reprend ainsi la souveraineté primitive et que, du nouveau pacte social, par lequel un ordre nouveau va être institué, il exclut la propriété individuelle et bourgeoise. Il ne fera qu'invoquer ainsi contre la bourgeoisie le titre de souveraineté que la bourgeoisie elle-même invoquait il y a cent vingt ans contre la propriété d'Eglise.

La rapidité des évolutions économiques et des transformations sociales fait ainsi à la bourgeoisie une condition étrange. Une nouvelle classe expropriatrice s'est formée avant qu'ait cessé de retentir dans la mémoire et presque dans l'oreille des hommes la parole d'expropriation prononcée par la bourgeoisie elle-même et l'ironique écho, qui lui retourne sa propre voix, la remplit d'épouvante. Mirabeau, malgré ce puissant effort de dialectique, malgré l'urgence des besoins financiers, qui était la raison décisive, craignit

sans doute à la dernière heure l'échec du projet : car il essaya de l'atténuer et même d'en voiler le sens.

Il sentait bien que ce qui pouvait heurter les esprits timides c'était le transfert des biens d'Eglise à la classe des rentiers.

Et ne pouvant nier que ce fut là, au fond, le sens de l'opération, il en disait :

« Il ne s'agit pas, précisément, de prendre les biens du clergé pour payer la dette de l'Etat, ainsi qu'on n'a cessé de le faire entendre. On peut déclarer le principe de la propriété de la Nation, sans que le Clergé cesse d'être l'administrateur de ses biens: se ne sont point des trésors qu'il faut à l'Etat, c'est un gage et une hypothèque, celle du crédit et de la confiance. >>

Il y avait là ou une défaillance d'un instant ou une ruse, car, comment aurait-il suffi d'avoir un gage, puisqu'il ne s'agissait pas seulement d'inspirer confiance pour des emprunts nouveaux, mais de rembourser une dette déjà écrasante ?

Et, en tout cas, comment ce gage eût-il pu paraître solide aux prêteurs s'il n'eût été vraiment aux mains de la Nation? Cette concession ou cette habileté de Mirabeau attestent seulement le trouble qui saisissait les plus hardis devant l'immensité de l'opé ration révolutionnaire qui allait s'accomplir. L'Assemblée passa au vote et, peut-être, s'il n'y avait pas eu près de 200 nobles émigrés, le résultat eût-il été incertain.

Par 568 voix contre 346 et 40 voix nulles elle vota, en cette grande journée du 2 novembre, la plus décisive à coup sûr de la Révolution, la motion de Mirabeau :

« L'Assemblée décrète :

<«< 1° Que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation, à la charge de pourvoir d'une manière convenable aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'après les instructions des provinces.

<«< 2° Que dans les dispositions à faire pour subvenir à l'entretien des ministres de la religion, il ne pourra être assuré à la dotation d'aucune cure de moins de 1200 livres par année, non compris le logement et les jardins en dépendant. »

LES ASSIGNATS

Mais à quoi eût servi à la Révolution cette expropriation hardie, si elle n'eût pu réaliser pour ainsi dire immédiatement la valeur des biens d'Eglise ? Le déficit s'agrandissait tous les jours; même les premières mesures révolutionnaires, le rachat des dimes inféodées, l'abolition avec rachat des offices de judicatures accroissaient la dette exigible; les besoins étaient immédiats: il fallait que les ressources fussent immédiates.

Or, d'une part, la vente des biens d'Eglise ne pouvait être que lente; en la précipitant et jetant tout à la fois sur le marché cette énorme quantité de domaines, de bâtiments, de corps de ferme, on aurait, pour ainsi dire, noyé la demande sous l'offre, et avili le prix de cette marchandise ainsi prodiguée. Et d'autre part, avec quelle monnaie les acheteurs auraient-ils pu payer? C'est à plusieurs milliards que s'élevait la valeur des biens d'Eglise, et tout le numéraire de la France, ne dépassait guère à cette époque, selon les calculs d'hommes comme Lavoisier, deux milliards.

La vente rapide des biens d'Eglise aurait donc absorbé une grande partie du numéraire déjà trop rare; et bien que l'Etat l'eût presque aussitôt fait refluer vers ses créanciers de tout ordre, il y aurait eu cependant au moins pour une certaine période, concentration du numéraire sur une opération unique et colossale une crise économique inouie; un arrêt presque complet de la circulation des produits aurait pu suivre cette brusque absorption du numéraire insuffisant; de plus, cette raréfaction extraordinaire de l'or et de l'argent en aurait tellement accru la valeur que le prix des terres aurait baissé en conséquence et qu'ainsi l'opération de vente aurait été désastreuse.

Il fallait donc absolument créer un numéraire nouveau, ou, pour parler plus exactement, un équivalent du numéraire. Il fallait une monnaie révolutionnaire pour une opération révolutionnaire. Comment procéda la Constituante ?

Elle ne se trouva pas d'emblée en face de tout le problème: au lendemain du vote de la mémorable motion sur les biens d'Eglise, quand l'Assemblée, en décembre 1789, dut tout à la fois pourvoir aux besoins urgents du Trésor et chercher les moyens de réaliser l'immense domaine eclésiastique, elle ne s'avoua pas clairement tout d'abord qu'elle devait créer un véritable papier monnaie, ayant cours forcé comme l'or et l'argent, et qu'elle devait créer cette monnaie nouvelle en quantité suffisante pour couvrir, si je puis dire, la valeur des biens ecclésiastiques offerts au public.

Malgré son audace, la Constituante, hantée du souvenir de la catastrophe de Law, aurait reculé devant le problème ainsi posé; mais l'Assemblée ne procéda d'abord qu'à une opération très limitée et un peu ambiguë, qui lui cachait à elle-même son prodigieux coup d'audace.

D'abord, c'est surtout à la Caisse d'Escompte qu'elle demanda des ressources; et pour assurer à la Caisse d'Escompte un crédit dont put bénéficier l'Etat lui-même, elle donna aux billets émis par la Caisse d'Escompte un caractère mixte : ils participaient à la fois du billet de banque et de l'assignat.

Normalement, la Caisse d'Escompte, comme toute banque d'émission, aurait dû assurer le remboursement à vue, en monnaie métallique, des billets émis par elle. Mais son encaisse était presque épuisée; et la Caisse d'Escompte ne se soutenait plus qu'au moyen du cours forcé.

L'Assemblée prolongea le cours forcé jusqu'au 1er juillet 1790. Elle décida que jusqu'à cette date les billets de la Caisse d'Escompte continueraient à être reçus en paiement dans les caisses publiques et particulières, et qu'à partir de cette époque, elle serait tenue d'effectuer ses paiements à bureau ouvert.

Mais il ne suffisait pas de prolonger par décret le cours forcé des billets pour donner du crédit à la Caisse. Et l'Etat, au moment même où il décrétait le cours forcé et où il obligeait la Caisse à lui faire jusqu'au 1er juillet une nouvelle avance de 80 millions de billets devait donner à ceux-ci un gage qui en soutînt réellement la valeur. Déjà, pour une avance antérieure, la Caisse avait reçu de l'Etat un assignat sur le produit de la contribution patriotique; elle avait été constituée créancière privilégiée des recettes éventuelles du Trésor. Cette fois il fallait un gage autre et plus solide.

L'Assemblée décréta donc qu'elle remettrait à la Caisse d'Escompte 170 millions d'assignats sur la future vente des biens nationaux, c'est-à-dire qu'au fur et à mesure que les biens ecclésiastiques seraient vendus, le produit des ventes serait affecté jusqu'à concurrence de 170 millions à rembourser la Caisse d'Escompte. Ou plutôt celle-ci pouvait se rembourser elle-même, attendu que les assignats ainsi créés étaient admis de préférence dans les ventes de biens nationaux; remettre 170 millions d'assignats, c'était remettre en réalité 170 millions de biens d'Eglise.

Ces assignats n'étaient point à proprement parler une monnaie : ils ne devaient point avoir cours entre particuliers: ils étaient simplement la reconnaissance d'une dette de l'Etat et une assignation donnée aux créanciers sur ce gage précis : les biens d'Eglise. En attendant la réalisation de ce gage et le remboursement de la

créance, les assignats ainsi remis aux créanciers de l'Etat portaient intérêt à 5 p. 100.

Ainsi, dans la première opération de l'Assemblée, l'assignat n'est pas encore une monnaie : il est une obligation de l'Etat gagée sur le domaine de l'Eglise, et il est créé surtout pour donner crédit au billet de la Caisse d'Escompte; le billet de la Caisse d'Escompte

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sera payé au Porteur la somme de deux mille livres à la Caisse de l'Extraordi

naire, conformément aux décrets des 16 et 17 Avril et 29 Septembre 1790
3 Dilt

N°1993
Deux Mille

D.R

DEUX MILIELIVRES

ASSIGNAT DE DEUX MILLE LIVRES

(D'après un document de la Bibliothèque nationale)

2000

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masque encore l'assignat, et l'Assemblée, dans cette première création d'assignats, peut se persuader à elle-même qu'elle ne fait que continuer, en les cautionnant, les pratiques connues et qu'elle se borne à utiliser le crédit du billet de la Caisse d'Escompte en fortifiant ce crédit par la remise d'assignats sur les biens d'Eglise.

Pourtant, dès ce premier jour, l'assignat commence à se dégager du billet de la Caisse et à jouer un rôle distinct; la pensée était venue à beaucoup de Constituants que l'Etat avait bien tort de recourir au crédit de la Caisse d'Escompte, puisqu'après tout, c'est lui-même qui créait ce crédit par la remise d'assignats fortement gagés; et qu'il valait bien mieux par conséquent user directement du crédit direct de l'assignat lui-même.

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