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il est interdit de les rétablir sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit... »

<< Les citoyens d'un même état et profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque ne pourront lorsqu'ils se trouveront ensemble, se nommer ni président, ni secrétaire, ni syndic, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs. »

<< Il est interdit aux corps administratifs et municipaux de recevoir aucunes adresses et pétitions sous la dénomination d'un état ou profession, d'y faire aucune réponse, et il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière, et de veiller à ce qu'il ne leur soit donné aucune suite, ni exécution. >>

« Si des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers prenaient des délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n'accorder qu'à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, les dites délibérations et conventions seront déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des Droits de l'Homme. »

<< Les corps administratifs et municipaux seront tenus de les déclarer telles. Les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées seront cités devant le tribunal de police à la requête du procureur de la Commune, condamnés chacun à cinq cents livres d'amende et suspendus pendant un an de l'exercice de leurs droits de citoyens actifs et de l'entrée dans les assemblées primaires. »

<< Il est défendu à tous les corps administratifs et municipaux, à peine pour leurs membres de répondre en leur propre nom, d'employer, d'admettre ou souffrir qu'on admette aux ouvrages de leur profession dans aucuns travaux publics, ceux des entrepreneurs ouvriers et compagnons qui provoqueraient, signeraient les dites délibérations ou conventions, si ce n'est dans le cas où, de leur propre mouvement, ils se seraient présentés au greffe du tribunal de police pour les rétracter et les désavouer. »

<< Si les dites délibérations et conventions, affiches apposées, lettres circulaires contenaient quelques menaces contre les entrepreneurs, artisans, ouvriers et journaliers étrangers qui viendraient travailler dans le lieu, ou contre ceux qui se contenteraient d'un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs et signataires de ces actes ou écrits seront punis d'une amende de mille livres chacun et de trois mois de prison. »

<< Tous attroupements composés d'artisans, ouvriers, compagnons, journaliers ou excités par eux contre le libre exercice de

l'industrie et du travail, appartenant à toutes sortes de personnes et sous toute espèce de conditions convenues de gré à gré, ou contre l'action de la police, et l'exécution des jugements rendus en cette matière, ainsi que contre les enchères et adjudications publiques de diverses entreprises, seront tenus pour attroupements séditieux et comme tels ils seront dispersés par les dépositaires de la force publique, sur les injonctions légales qui leur seront faites. Seront punis selon toute la rigueur des lois, les auteurs, instigateurs et chefs des dits attroupements et tous ceux qui seront convaincus de voies de fait et d'actes de violence. »

Voilà cette loi terrible qui brise toute coalition ouvrière, qui, sous une apparence de symétrie entre les entrepreneurs et les ouvriers, ne frappe en réalité que ceux-ci, et les punit de l'amende, de la prison et de la privation de travail dans les entreprises de travaux publics.

Cette loi de prohibition a pesé sur les travailleurs de France soixante-quinze ans. Elle a si souvent servi à faire condamner les prolétaires qu'elle symbolise pour eux l'esprit de classe le plus aigu, l'égoïsme bourgeois le plus étroit. Et il est incontestable que la loi du 14 juin 1791 est, sous la Révolution « des Droits de l'Homme », une des affirmations de classe les plus nettes. Mais peut-être, en 1791, et dans l'esprit de la bourgeoisie révolutionnaire, n'avaitelle point la brutalité que lui a donnée depuis l'évolution sociale, parce que l'antagonisme de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat était alors faiblement indiqué. L'historien, qui veut suivre vraiment le mouvement profond des classes, doit donc examiner de très près le sens qu'avait pour les contemporains la loi du 14 juin.

Marx la cite dans son terrible chapitre du Capital: « législation sanguinaire contre les expropriés, à partir de la fin du quinzième siècle, lois sur les salaires ». La loi du 14 juin, édictée par la bourgeoisie révolutionnaire française, lui apparaît comme l'équivalent de ces statuts anglais qui adjugeaient comme esclave l'ouvrier réfractaire au travail et qui imposaient un maximum de salaire. «La coalition ouvrière, remarque-t-il, ainsi dénoncée comme attentatoire aux Droits de l'Homme, devient une félonie, un crime contre l'Etat, staats-verbrechen, comme dans les anciens statuts. >>

« Dès le début de la tourmente révolutionnaire, écrit-il, la bourgeoisie française osa dépouiller la classe ouvrière du droit d'association que celle-ci venait à peine de conquérir. Par une loi organique du 14 juin 1791, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs libertés fut stigmatisé « d'attentat contre la liberté et la Déclaration des Droits de l'Homme »; punissable d'une amende de 500 livres, jointe à la privation pendant un an des droits de

citoyen actif. Ce décret qui, à l'aide du Code pénal et de la police, trace à la concurrence entre le capital et le travail des limites agréables aux capitalistes, a survécu aux révolutions et aux changements de dynasties. Le régime de la Terreur lui-même n'y a pas touché. Ce n'est que tout récemment qu'il a été effacé du Code pénal; et encore avec quel luxe de ménagements! Rien qui caractérise le coup d'Etat bourgeois comme le prétexte allégué. Le rapporteur de la loi, Chapelier, que Camille Desmoulins qualifie

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d'ergoteur misérable », veut bien avouer « que le salaire de la journée de travail devrait être un peu plus considérable qu'il ne l'est à présent... car dans une nation libre les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit soit hors de cette dépendance absolue que produit la privation des besoins de première nécessité et qui est presque de l'esclavage ». Néanmoins il est, d'après lui, « instant de prévenir ce désordre », savoir « les coalitions que forment les ouvriers pour augmenter le prix de la journée de travail », et pour mitiger cette dépendance absolue qui est presque de l'esclavage il faut absolument les réprimer, et pourquoi? Parce que les ouvriers portent ainsi atteinte à « la liberté des entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres », et qu'en empiétant sur le despotisme de ces ci-devant maîtres de corporation on ne l'aurait jamais deviné ils « cherchent à recréer les

corporations anéanties par la Révolution. >>

La bourgeoisie révolutionnaire a-t-elle eu vraiment, à ce point, conscience du coup qu'elle portait au prolétariat et de l'avantage qu'elle s'assurait dans les luttes économiques? Ce ne sont pas les débats suscités par la loi qui peuvent nous éclairer. Pas un mot n'a été dit à la tribune pour demander des explications à Chapelier ou pour combattre la loi. Des murmures (que Marx ne note pas) se firent entendre seulement, quand Chapelier constata que l'insuffisance des salaires était une sorte d'esclavage. Un membre demanda de sa place que les Chambres de commerce ne fussent pas comprises dans l'interdiction. Cela fut accordé sans discussion, mais, chose curieuse, le texte envoyé aux municipalités avec la sanction de loi qui est du 17 juin ne porte pas cet article improvisé en séance et qui resta à l'état d'ordre du jour. Le projet fut voté, semble-t-il, à l'unanimité, ou tout au moins sans opposition aucune. Faut-il voir précisément dans cette unanimité le signe d'une loi de classe? et cette sorte d'accord tacite de Robespierre et de Chapelier, des démocrates et des modérés, est-il un premier exemple de la coalition bourgeoise contre les prolétaires? Chapelier, à cette date, faisait œuvre de réaction: comme rapporteur du Comité de constitution, il essayait de restreindre les libertés populaires. Il ne semble pas pourtant que sa haine contre tout ce qui était corporation, grou

pement, fût simulée et qu'il n'y eût là qu'un prétexte à disperser la force ouvrière. Qu'on se rappelle avec quelle violence il combattait les corporations ecclésiastiques; qu'on se rappelle que lorsque l'Eglise invoquait, pour garder ses propriétés, les droits des pauvres il s'écriait : Les pauvres seraient-ils une caste? et affirmait que le soin de les nourrir, de leur donner du travail incombait, non à des particuliers groupés, mais à l'Etat; on verra que Chapelier était, si je puis dire, un individualiste étatiste, peu porté, en dehors de toute préoccupation de classe à tolérer les groupements.

Je serais disposé à croire que, dans l'intérêt de la liberté individuelle et pour faire tomber l'esclavage des salaires trop bas, il aurait admis l'intervention de l'Etat fixant un salaire minimum.

Les individus et l'Etat : pas de groupements intermédiaires; voilà la conception sociale de Chapelier; elle servait à coup sûr l'intérêt de la bourgeoisie; mais il ne m'est pas démontré que ce fût surtout pour désarmer le prolétariat que Chapelier proposa la loi du 14 juin. Comment expliquer en tout cas le silence complet de Robespierre? J'entends bien que ce n'était point un socialiste; mais c'était un démocrate; et il s'appuyait plutôt sur le peuple des artisans et des ouvriers que sur la bourgeoisie industrielle.

Peu de temps avant le 14 juin, dans deux débats importants, sur l'organisation de la garde nationale et sur le droit de pétition, il avait pris la défense « des pauvres », des citoyens sans propriété. De quel droit, s'écriait-il, ne donnera-t-on des armes qu'aux citoyens actifs ?

« Dépouiller une partie quelconque des citoyens du droit de s'armer pour en investir une autre, c'était violer à la fois l'égalité, base du nouveau pacte social, et les lois sacrées de la nature... De deux choses l'une, ou les lois et la Constitution étaient faites dans l'intérêt général, et dans ce cas elles devaient être confiées à la garde de tous les citoyens, ou elles étaient établies pour l'avantage d'une certaine classe d'hommes et alors c'étaient des lois mauvaises.

« C'est en vain qu'à ces droits inviolables on voudrait opposer de prétendus inconvénients et de chimériques terreurs... Non, non, l'ordre social ne peut être fondé sur la violation des droits imprescriptibles de l'homme... Cessez de calomnier le peuple et de blasphémer contre votre souverain, en le représentant sans cesse comme indigne de faire usage de ses droits comme méchant et barbare; c'est vous qui êtes corrompus...

«Le peuple est bon, patient, généreux le peuple ne demande que tranquillité, justice, que le droit de vivre; les hommes puissants, les riches sont affamés de distinctions, de trésors, de voluptés. L'intérêt, le vœu du peuple, est celui de la nature, de l'humanité :

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