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teurs superstitieux du passé, qui croient que, même en littérature, les vérités de tous les temps valent mieux que la vérité du nôtre; qui sont honteux d'apprendre que cette vérité n'est cette d'aucune autre époque; qui voudroient, par conséquent, non pas seulement arrêter le siècle, mais, ce qui est un crime bien plus impardonnable, rétrograder, si cela se pouvoit, tout au moins jusqu'au siècle de Louis XIV; contre ces esprits fanatiques, qui ont le tort de n'aimer la révolution nulle part, pas même dans les lettres; d'être ennemis de ces principes d'indépendance qui confondent partout les titres et les rangs; qui ne voudroient pas voir briser le sceptre du goût dans les mains de ces génies souverains, devant lesquels se prosternèrent tant de générations qui nous ont précédés, et dont les exemples furent révérés jusqu'à nous comme autant de lois; qui ne peuvent souffrir enfin des systèmes d'après lesquels l'auteur du Solitaire peut se croire égal ou même supérieur à l'auteur de l'Enéide, et qui nous laissent indécis entre le goût de Cotin et celui de Boileau.

Voilà cependant les conséquences rigoureuses du principe qui place dans l'esprit de chaque homme la règle dernière du goût. Dès lors nul moyen de s'entendre sur ce qui est bien`, sur ce qui est mal dans les arts; nulle règle fixe et certaine; et la critique, si elle est sage, doit se renfermer dans un doute absolu.

Mais quoi! le goût ne seroit-il donc en nous qu'un sentiment aveugle, et faudra-t-il qu'une triste philosophie détruise, l'une après l'autre, toutes les facultés dont le ciel nous avoit enrichis? Verrons-nous tous les plaisirs littéraires fuir avec toutes les vérités devant un seul principe d'erreur, et le doute s'étendre partout autour de nous, couvrir d'un voile obscur les productions de la nature et des arts, et fermer ce regard intérieur de notre âme qui en contemploit les ravissantes beautés? Non; et il y a en nous quelque chose de

plus fort que nous-mêmes qui se soulève à cette pensée. L'erreur peut bien dépraver les facultés que la nature a mises dans l'homme, mais il ne lui est pas donné de les anéantir (1).

Toutes les théories diverses qui ont été faites sur le goût prouvent une seule chose; c'est que tous les littérateurs ont senti qu'il y a un bon et un mauvais goût, que nous sommes tous exposés à confondre l'un avec l'autre, qu'il nous faut par conséquent une règle qui nous serve à les discerner. Mais comment ne voit-on pas que la règle qui doit diriger le goût de chaque homme et redresser ses écarts ne peut se trouver que dans un goût supérieur ? Il nous sera facile de découvrir cette règle, si,au lieu de nous jeter dans les systèmes, nous voulons nous en tenir à des faits, et étudier un moment la nature dans la manière dont elle fixe nos esprits dans la certitude en matière de goût comme dans tout le reste.

L'homme, être foible et sujet à errer, est averti de sa foiblesse dans l'exercice de toutes ses facultés par un sentiment intérieur qui le porte à se défier de lui-même. De là, timide, incertain lorsqu'il se voit seul, il cherche naturellement un appui au dehors dans les autres hommes; ses sentiments lui inspirent plus de confiance à mesure qu'il les voit plus conformes à la manière de sentir du plus grand nombre.

(1) On dit souvent qu'il ne faut pas disputer des goûts : cette maxime seroit une conséquence rigoureuse du principe qui laisse le goût de chaque homme juge dernier de ce qui est vicieux ou de ce qui a droit de plaire dans les arts. C'est la tolérance littéraire, qui seroit la mort de la littérature, et à laquelle on arriveroit de la même manière qu'à la tolérance religieuse, qui détruit aussi toute religion. Mais heureusement qu'il n'est pas donné à l'homme d'aller jusque-là; et, malgré tout ce que nous pourrons dire, et en dépit de tous nos systèmes, nous serons toujours intolérants en littérature, comme en religion, comme en philosophie, comme en politique, parcequ'en toutes choses il y a vérité ou erreur, et que Dieu a fait l'homme pour la vérité, à laquelle il ne peut être indifférent, soit qu'il la possède, soit qu'il l'aiţ perdue.

N'est-ce pas là ce que chacun éprouve dans l'exercice de la faculté qui nous occupe? et quel écrivain pourroit nier cette application de la loi la plus générale du monde moral, sans mentir à sa propre conscience? Qu'un poëte, qu'un orateur travaille scul dans le silence du cabinet: dans la composition qu'il vient d'achever, il ne voit rien qui s'éloigne de la nature, qui ne puisse être avoué par la raison; il a réalisé le modèle idéal vers lequel ont tendu ses efforts. Cependant se tient-il assuré d'avoir fait un ouvrage exempt de fautes ? Non; et que fera-t-il pour affermir une opinion douteuse encore, parcequ'elle ne s'appuie que sur le témoignage de son propre goût? il consulte, il interroge. Le nombre des suffrages déterminera en partie sa conviction. Unanimes en sa faveur, ils produiront une certitude inébranlable; unanimes contre, ils le forceront du moins à douter, pour peu que l'amour-propre laisse chez lui de place à la raison. Le goût des autres hommes, telle est donc l'épreuve à laquelle chaque homme se sent naturellement porté à soumettre les décis ons de son propre goût. L'accord de nos jugements avec les jugements du plus grand nombre, tel sera donc, en ceci comme en toute autre chose, le fondement nécessaire de la certitude, et la règle souveraine de la vérité.

Il est bien remarquable que la nécessité du principe d'autorité en matière de goût a été parfaitement sentie par le philosophe qui, en soumettant dans ses théories tout au jugement de chaque homme, a le plus contribué peut-être à saper parmi nous les fondements de la religion et de la société. «Plus on va chercher loin les définitions du goût, dit Rousseaui, » plus on s'égare; le goût n'est que la faculté de juger ce qui plaît ou ce qui déplaît au plus grand nombre. Sortez de là, » et vous ne savez plus ce que c'est que le goût. Il ne s'ensuit >>pas qu'il y ait plus de gens de goût que d'autres; car bien » que la pluralité juge sainement de chaque objet, il y a peu

› d'hommes qui jugent comme elle sur tous; et bien que le concours des goûts les plus généraux fasse le bon goût, il y a peu de gens de goût; de même qu'il y a peu de belles »>personnes, quoique l'assemblage des traits les plus communs » fasse la beauté (1). » Il n'y a qu'à substituer le mot bon sens au mot bon goût, et vous trouverez dans ce passage le principe de vérité opposé à toutes les erreurs de Rousseau et de tous les philosophes.

Les bornes d'un article ne nous permettent que d'indiquer les conséquences de cette règle de certitude, d'où se déduit la théorie littéraire la plus simple et la seule inébranlable. La confiance que mériteront les jugements en matière de goût augmentera à mesure que du goût individuel vous vous élèverez vers un goût plus général; toujours la présomption (2) sera du côté

(1) Emile, IV.

(2) Je dis la présomption et non la certitude; car le goût universel seul est infaillible, et le goût de tout un peuple, de tout un siècle, qui n'est pas le goût universel, peut errer; d'où il suit qu'il peut arriver que le goût d'une nation juge dans une occasion plus mal que le goût d'un individu, quoiqu'il lui soit en lui-même fort supérieur. C'est de quoi on pourroit citer un petit nombre d'exemples, dont aucun n'est plus étonnant que l'erreur du siècle qui a été parmi nous le modèle du goût, au sujet du chef-d'œuvre du premier de nos poëtes et de la scène française. Mais ce fait, qui ne pourroit nous être opposé que par des personnes qui auroient mal compris les principes que nous exposons, les confirme au lieu de les détruire; car il prouve combien le génie sent le besoin de se soumettre à l'autorité en matière de goût, même lorsque cette autorité n'est pas générale, et qu'elle est par conséquent faillible. Racine n'en appela pas à la postérité : il laissa aux Pradon et aux La Serre cette pitoyable consolation. Il prit le parti de son siècle contre lui-même et contre le premier de nos critiques; il souscrivit au jugement d'un public prévenu, semblable à ce grand homme de l'antiquité, qui consentit à écrire de sa propre main l'arrêt que portoit contre lui un peuple frivole. Dans la république des lettres, comme dans la société, en général les hommes vraiment supérieurs ne donnent pas l'exemple de l'infraction aux lois, qui ne peuvent pas prévenir toutes les erreurs et toutes les injustices, mais qui n'en sont pas moins le fondement nécessaire de l'ordre et de la vérité.

où se trouve le plus grand nombre de témoignages, quoique la certitude absolue ne réside que dans le témoignage universel, qui, seul, ne peut pas errer. De là ces dogmes littéraires, expression du goût de l'homme, en tant qu'il est le même dans tous les temps, chez tous les peuples, dans tous les pays, emprunteront de ce consentement général une autorité sacrée, et à laquelle on ne peut toucher sans tout ébranler. Le principe catholique quod ubique, quod semper, quod ab omnibus, le sens commun en un mot, sera ici comme dans tout le reste la règle dernière des esprits. Infaillible, cette règle est le dernier moyen de certitude; car enfin le goût individuel n'est rien, ou le goût général est beaucoup plus; si celui-ci pouvait errer, à combien plus forte raison le premier. Souveraine, cette règle impose par une autorité que personne ne peut récuser; prétendre avoir raison contre le genre humain est en toute chose le caractère de la folie. Décisive, enfin, cette règle peut seule terminer, sur tous les points fondamentaux, des contestations qui n'ont respecté aucune vérité. Ce mot accablant, Vous êtes seul de votre avis, arrêtera toujours tout esprit raisonnable.

En appliquant ces principes, nous trouverons le véritable point de vue sous lequel on doit envisager la littérature classique, ou générale, qui, n'étant que ce qu'il y a de commun dans la littérature saine de tous les peuples, n'est pas comprise par ceux qui n'y voient que l'expression d'une société particulière, et la littérature romantique, sortie du protestantisme, à qui elle a emprunté son principe fondamental d'indépendance et ce défaut essentiel d'unité et ce vague qui la caractérise, et enfin cette littérature révolutionnaire dont on nous menace, véritable abîme ouvert au milieu du monde littéraire, et où pourroient s'ensevelir à la fois toute la gloire du passé et toutes les espérances de l'avenir. S...

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