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il ne resteroit que la nuit et le chaos. Tous les gens de bien ne sauroient donc qu'applaudir à votre entreprise, et former des vœux pour qu'elle obtienne un succès qui seroit le triomphe de la religion et de la société. Vous rencontrerez, sans doute, des obstacles; mais qu'ils ne vous découragent point: aucun bien ne se fait sans peine, et c'est déjà un bien réel que de tenter seulement d'arrêter les progrès du mal.

Recevez, Monsieur, l'assurance de la considération très distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.

L'abbé F. de LA MENNAIS.

La Chenaye, le 31 décembre 1823.

DE L'AUTORITÉ SPIRITUELLE,

DANS SES RAPPORTS AVEC L'ORDRE POLITIQUE.

L'Europe, en proie à un désordre universel, est avertie qu'elle est sous l'empire d'une grande erreur, et semble appeler par ses gémissements la vérité méconnue qui peut la délivrer. Si la société doit périr, cette vérité ne lui en sera pas moins manifestée; car, sous la haute justice de la Providence, les nations ne sont jamais punies de mort pour n'avoir pu connoître l'ordre nécessaire, mais pour s'être révoltées contre sa lumière; et si la société doit être vivifiée de nouveau, c'est par l'excès même du désordre qu'elle sera ramenée à la connoissance de l'ordre éternel dont elle s'est écartée; et dès lors les convulsions qui la déchirent sont comme l'enfantement douloureux de la vérité qui la sauvera.

Aussi, lorsque l'on considère attentivement l'état actuel de la société, tout porte à croire qu'une grande vérité, dont on sent partout l'absence, va reparoître partout. Après l'ébranlement universel qui a mis à nu les fondements du bien et du

mal, les gouvernements doivent comprendre le véritable principe de la révolution, et par conséquent aussi le véritable principe de restauration. Ils ne peuvent ignorer que l'anarchie n'a envahi la société politique que parcequ'au seizième siècle on avoit établi l'anarchie en principe dans la société religieuse, et qu'ainsi l'obéissance ne peut renaître dans l'ordre politique qu'autant qu'elle renaîtra dans l'ordre religieux, par la soumission des esprits à l'autorité spirituelle. Cette vérité, d'où dépend le salut du monde, peut être encore obscurcie aux yeux de plusieurs gouvernements, même catholiques, par d'anciennes préventions: plusieurs gouvernements protestants, qui se l'avouent en secret, n'osent pas encore la proclamer, par la crainte des préjugés puissants qui les environnent: mais enfin elle résulte si clairement de l'état actuel du monde; elle se lève, pour ainsi dire, de toutes parts, sur les débris de l'ordre social, avec un éclat si frappant, que, si quelques peuples, s'obstinant à marcher à la mort, refusent de la reconnoître, ce n'est pas la lumière qui leur manquera, c'est la volonté.

En effet, la politique européenne a déjà commencé par établir un principe dont cette vérité n'est que la conséquence manifeste. On a reconnu, en fondant la sainte-alliance, qu'on ne pouvoit combattre la révolution sans s'appuyer sur le christianisme. Or, en appelant le christianisme au secours de la société mourante, a-t-on pu croire qu'il la protégeroit bien efficacement, si chaque esprit, abandonné à lui-même, se créoit une religion quelconque au gré de ses caprices? a-t-on pu vouloir que le christianisme ne devînt, suivant les dispositions de chaque homme, qu'une vague opinion ou un mysticisme fanatique? a-t-on voulu établir l'indépendance, la souveraineté de chaque raison individuelle ? Assurément, ce ne seroit point là combattre la révolution, mais au contraire en sanctionner le principe; ce seroit re

prendre la route des abîmes. Mais si le christianisme ne doit point être soumis aux opinions de chaque individu, il est nécessaire qu'il soit enseigné par voie d'autorité. Sera-ce par l'autorité politique ? a-t-elle droit de commander aux esprits ? la foi étoit-elle de son domaine ? quel gouvernement osera se déclarer infaillible? faudra-t-il assembler des congrès, où les ministres de chaque puissance, devenus tout-à-coup les plénipotentiaires des croyances publiques, stipuleront des articles de foi et des traités de commerce, et traceront en même temps la limite des opinions et celle des territoires? Non, jamais cette prétention absurde n'a pu se présenter à la pensée des augustes chefs de la politique européenne; ils savent qu'il n'est pas au pouvoir des hommes, tous également faillibles, de créer cette infaillible autorité qui a droit à la soumission des esprits. Mais si le christianisme, par qui seul la société peut revivre, ne doit ni être livré en proie aux opinions individuelles, qui l'auroient bientôt détruit en le déchirant, ni être déterminé par le pouvoir politique, qui est nul pour cet objet, que reste-t-il à faire, sinon à tendre les bras vers cette autorité spirituelle qui a commencé avec le christianisme même, et sans laquelle la société religieuse est rigoureusement impossible?

Les souverains de l'Europe assistent, depuis un demi-siècle surtout, à une expérience si décisive à cet égard, qu'il est impossible de concevoir par quelle leçon plus frappante la Providence pourroit instruire les rois et les peuples. D'une part, sous l'empire de l'autorité spirituelle, l'église catholique, non seulement conserve le dépôt de la foi pur de tout alliage philosophique, mais, de plus, proclame et défend partout, avec un succès proportionné à l'influence que les gouvernements lui accordent, les doctrines politiques pour lesquelles les gouvernements combattent. D'autre part, sous les bannières de la révolte contre l'autorité spirituelle, l'enseignement dés églises

protestantes, si tant est qu'elles conservent encore un enseignement quelconque, se laisse pénétrer de toutes parts par les opinions philosophiques et démocratiques, contre lesquelles les gouvernements sont armés; et, reculant pas à pas devant elles, leur abandonne sans résistance une place qu'elles auront bientôt couverte de ruines. Ce ne sont point là des théories; ce sont des faits éclatants, universels, dont l'Europe entière est témoin. Ne seront-ils qu'un vain spectacle? et, si l'on hésite après une pareille leçon, qu'est-ce donc qu'on attend pour savoir à quoi s'en tenir! Certes, si l'on veut conserver la société par la religion, il faut une religion qui puisse ellemême se conserver : vous voyez par où elle périt, cherchez donc un appui là où elle reste toujours vivante, Effrayés de l'état de la société, les gouvernements s'écrient que le christianisme seul peut sauver le monde; et bientôt, plus effrayés encore de l'état du christianisme chez les peuples indépendants de l'autorité spirituelle, ils seront forcés de s'écrier aussi que l'autorité spirituelle, seule, peut sauver le christianisme.

Il est impossible que les souverainetés séparées de l'unité catholique ne sentent pas leur position contradictoire, 'tant qu'elles voudront en même temps protéger le protestantisme et combattre la révolution. Les gouvernements protestants de l'Allemagne, réveillés par les bruits menaçants qui grondent dans le sein de la confédération germanique, ont senti eux-mêmes la nécessité de se concerter pour prévenir l'explosion; et, comme les opinions protestantes, loin de pouvoir éteindre le feu du volcan, ne font au contraire que le nourrir, dès lors, condamnés à combattre, sans le secours des doctrines sociales, une révolution produite par des doctrines contraires, ils n'ont eu d'autre ressource que de combiner des mesures de haute police, pour contenir quelque temps encore les révolutionnaires déjà frémissants d'espérance. Mais qu'arrive-t-il ? tandis que ces moyens, purement administratifs, et qui par conséquent n'on't

aucune action sur les esprits, maintiennent une apparence d'ordre à la surface de la société, le protestantisme, se développant, sous leur protection, dans toutes ses conséquences, et abolissant graduellement le christianisme tout entier, anéantit, dans le cœur même de leurs peuples, le principe de vie. C'est ainsi qu'ils détruisent d'une main ce qu'ils cherchent vainement à édifier de l'autre. De là les aveux effrayants qui de temps en temps leur échappent; de là aussi ces vœux, quelquefois assez clairement exprimés, par lesquels ils semblent saluer, avec une tristesse mêlée d'espérance, le retour à l'ordre catholique, dont ils se sentent encore exilés.

La nécessité de l'autorité spirituelle, pour sauver la religion et l'état, n'est nulle part plus sensible qu'en Angleterre, à cause de la constitution véritablement monstrueuse de l'église anglicane. Comme protestante, elle est en opposition avec l'église catholique ; comme église constituée, elle est en opposition avec les sectes dissidentes, qui l'assiègent de toutes parts. Pour combattre l'église catholique, elle a recours au principe commun des protestants, l'indépendance du jugement particulier; pour se défendre contre les sectes non-conformistes, elle emploie, à sa manière, le principe catholique de l'autorité: de là tous les coups qu'elle porte aux sectes dissidentes retombent sur elle, en tant qu'église protestante; tous les coups qu'elle porte à l'église catholique retombent sur elle, en tant qu'église constituée. Contrainte de se détruire ainsi par les efforts mêmes qu'elle fait pour se soutenir, elle prévoit, avec une angoisse mal déguisée, le sort qui l'attend: une force irrésistible l'entraîne, et elle va se dissoudre en une multitude de sectes extravagantes, qui auront bientôt dévoré le peu de christianisme qu'elle conserve encore; ou bien, honteuse de dissiper ces derniers restes avec ces troupeaux immondes, elle se souviendra enfin de la maison paternelle, d'où elle s'étoit enfuie il y a trois siècles, et se réfugiera, toute défaillante, dans le

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