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intérêt inspire l'héroïne anglaise, et combien est froid celui que nous prenons à Julie ! Elle est séduite comme Clarisse, mais ne s'en relève pas comme elle; au contraire elle s'abaisse encore davantage en épousant Wolmar sans l'aimer, tandis qu'elle en aime un autre. On me la montre mariée, bonne mère de famille, élevant bien ses enfans, remplissant froidement ses devoirs d'épouse; mais le tableau de ces vertus domestiques seroit bien mieux placé dans une femme qui eût toujours été chaste et pure; et c'est blesser la morale, que de les supposer à une fille corrompue avant son mariage et qui n'aime pas son mari. Rousseau a voulu quelque part, non seulement excuser cette immoralité, mais la tourner à son avantage; cette apologie n'est qu'un tissu de sophismes.» Rien de plus vrai et de plus juste que ces réflexions' de l'abbé Morellet sur l'Héloïse.

L'Émile est d'un ordre plus relevé (1). « C'est là, dit encore La Harpe, que Rousseau a mis le plus de véritable éloquence et de philosophie (à part ce qui est répréhensible sous le rapport religieux ). Ce n'est pas que son systême d'éducation soit pratica

(1) On présume que Rousseau a pris l'idée de son Émile dans un passage des Considérations sur les mœurs, par Duclos. En effet, dans le chapitre sur l'éducation, Duclos dit : « Il est constant que dans l'éducation qui se donnoit à Sparte, on s'attachoit d'abord à former des Spartiates. C'est ainsi qu'on devroit dans tous les États, inspirer des sentimens de citoyen, former des Français parmi nous, et pour en faire des Français, travailler à en faire des hommes. » Il est certain que ce peu de mots renferme tout le fond de l'ouvrage de Rousseau; c'est la base de son systême,

ble; mais dans les diverses situations où il place Émile, depuis l'enfance jusqu'à la maturité, il donne d'excellentes leçons, et par-tout la morale est en action et animée de l'intérêt le plus touchant. Son style n'est nulle part plus beau que dans l'Émile.» C'est aussi l'opinion de l'abbé Morellet que nous nous plaisons encore à citer, parce que, tout admirateur qu'il étoit du talent de Rousseau, il n'a point dissimulé l'abus que le philosophe genevois en a fait. Nous observerons seulement que M. Morellet n'auroit pas dû louer l'intégralité de l'Émile comme ouvrage d'éducation pratique : les deux premières parties sont excellentes, mais il est impossible d'en dire autant des deux dernières: le moindre des reproches graves que l'on y peut faire à l'auteur, est de présenter un systême d'éducation que sa bizarrerie rend heureusement tout-à-fait impraticable. Mais il fauț convenir que l'ouvrage entier est écrit d'un style enchanteur, et que par-tout on y trouve une éloquence vive et séduisante (1); c'est sans doute ce qui a mo tivé l'opinion d'enthousiasme que manifeste ainsi M. Morellet : « L'Émile, dit-il, est sans contredit

du

(1) Ne pourroit-on pas appliquer à l'Émile de Rousseau, moins aux deux derniers livres, l'anecdote suivante, à laquelle a donné lieu un autre ouvrage du même auteur? Un grand seigneur, charmé de la description que Rousseau a faite dans la Nouvelle Héloïse, du jardin de madame de Wolmar, voulut en avoir un pareil. Il fit lire la description à son jardinier qui lui répondit naïvement: Monseigneur, cela est fort beau; mais il n'y a qu'un' inconvénient, c'est que cela est inexécutable.

et le meilleur ouvrage de Rousseau et un excellent ouvrage : la douce loi qu'il impose aux mères, l'éducation physique et morale de la première enfance, la marche et les progrès de l'instruction du jeune âge, la naissance des passions, etc. etc., tous ces sujets donnent à l'Émile un caractère d'utilité qui le met dans la première classe des ouvrages dont la lecture a contribué ou peut contribuer à l'instruction des hommes. Aureste, même force, même éloquence dans le style où le raisonnement se trouve heureusement entremêlé et fondu avec les mouvemens oratoires, à la manière de Pascal, et d'Arnaud et de Mallebranche ; vrai modèle d'une discussion philosophique et animée, raisonnable et pathétique, dont nos harangueurs révolutionnaires, sans en excepter Mirabeau lui-même, sont restés bien loin, etc...... Si je veux examiner Rousseau comme philosophe, je dirai qu'il est vraiment philosophe dans son Émile; mais aussi je ne crains pas d'affirmer que dans la plupart de ses autres ouvrages, non seulement il ne mérite pas ce titre, mais qu'il n'a enseigné que la plus fausse et la plus funeste philosophie qui ait jamais égaré l'esprit humain.» V. Mémoires de l'abbé Morellet, tom. 1, pag. 112-113. Le même auteur continue: << On voit que c'est surtout contre ses livres de politique que je porte cet anathême, et je ne le prononce qu'après avoir consacré toute mon intelligence et toute ma vie aux questions et aux recherches où le philosophe de Genève me semble avoir adopté des principes faux, contraires à la na

ture même de l'homme qu'il a prétendu suivre, etrsubversifs de tout état social. » L'abbé Morellet continue: «Sa première erreur, et peut-être celle qui a entraîné toutes les autres, a été son paradoxe extravagant sur la part funeste qu'il attribue aux sciences et aux arts dans la corruption et le malheur des hommes; je ne combattrai pas cette doctrine qu'il faut en effet regarder comme folle, si l'on ne veut pas, pour être conséquent, retourner dans les bois, se vêtir de peaux de bêtes et vivre de glands..... Ce premier paradoxe une fois embrassé par JeanJacques, il fut assez naturellement conduit à ceux qui remplissent son discours sur l'Inégalité des conditions. Mais c'est surtout dans le Contrat Social qu'il a établi des doctrines funestes qui ont si bien servi la révolution, et, il faut le dire, dans ce qu'elle a eue de plus funeste, dans cet absurde systême d'égalité, non pas devant la loi, vérité triviale et salutaire, mais égalité de fortunes, de propriétés, d'autorité, d'influence sur la législation, principes vraiment destructeurs de tout ordre social, etc...... »

Quant à ses Confessions, beaucoup de monde у est maltraité, mais personne autant que lui : c'est une des productions de l'amour propre les plus bizarres que l'on ait jamais vues. La Harpe place Rousseau parmi nos plus grands prosateurs. C'est au temps et à la postérité à marquer le rang qu'il doit occuper dans le petit nombre d'hommes qui ont joint à une tête pensante une imagination sensible, et l'éloquence à la philosophie..

Mably, dans un de ses ouvrages posthumes ( Des Talens), a tracé un portrait de Rousseau, où, tout en rendant justice à ses grands talens, il ne dissimule pas ses défauts : « Rousseau, dit-il, est un grand exemple, et peut-être unique, de tout ce que l'imagination peut produire à la fois de bien et de mal. De là ces morceaux divins et frappans qui sont fréquemment répandus dans ses ouvrages, qui prennent quelquefois sous sa plume la forme de la plus sage philosophie; mais, si l'on y fait attention, qui ne peuvent jamais avoir une certaine étendue sans être terminés par des disparates choquantes. De là encore ces paradoxes qui déplaisent aux bons esprits recherchant avant tout la vérité; de là ce désordre qui règne quelquefois dans ses écrits, et qui sert même à tromper le lecteur dont l'imagination trop docile se laissant entraîner par l'imagination trop impérieuse de Rousseau, suit le maître sans demander où il va. Dès qu'il entroit dans sa verve, il n'avoit plus le sang froid nécessaire pour tenir une route certaine, considérer lentement un objet, le décomposer, et l'examiner par toutes ses différentes faces. Il s'enivroit lui-même de son éloquence; le jugement étoit de la partie, et croyoit encore obéir à l'évidence quand l'imagination l'avoit déjà obligé à se taire. Occupé entièrement du moment présent, si une idée s'emparoit de lui avec une certaine force, il ne songeoit plus à ce qu'il avoit dit dans des momens lucides où son entendement plus libre n'avoit été qu'embelli des grâces et même des ornemens subli

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