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CARACTÈRES GÉNÉRAUX

DE

L'ÉLOQUENCE PARLEMENTAIRE

DE 1791 A 1795

(Suite)

IV

Après le 2 juin, les luttes oratoires cessent à la Convention, pendant que la rue se tait, faute de liberté (1). Il n'y a plus,

(1) Pendant la Terreur, plus de ces clubs en plein vent, plus de ces orateurs grimpés sur des chaises ou sur les bornes, plus de cette éloquence populaire qui signala notamment les années 1789 et 1793. Voici comment l'observateur Perrière décrit le silence du Palais-Royal et du café de Foix (3 ventôse an II). « Ce café si fréquenté, dit-il, si abondant en politiques, se remplit aujourd'hui, comme presque tous les lieux publics, d'indifférents ou de sourds et muets qui craignent d'entendre et de parler. Hier au soir on y lisait le journal qui, comme les sermons des fameux prédicateurs, était accompagné d'une foule d'auditeurs si considérable, que la queue s'étendait jusque sous l'office du limonadier; après la lecture, qui par là devenait encore plus semblable à un sermon, silence profond, conversations à l'oreille ou sur des choses étrangères, jeux et boissons. La maison Égalité elle-même, ce centre précoce et ardent de patriotisme, n'offre plus depuis longtemps la moindre trace de rassemblement. Il n'existe absolument que le groupe immortel du jardin national et celui que la curiosité forme dans la cour du palais de la justice nationale. Est-ce là la preuve que le Gouvernement prend de la consistance, ou que l'on est las de politique, ou que l'on trouve aujourd'hui ce sujet trop épineux ? J'ignore; c'est aux habiles à décider cette question. » Dauban, Paris en 1794, p. 70.

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dans l'Assemblée, deux partis en présence; un seul parti, victorieux, mène la majorité, gouverne la France et ne parle que pour donner des ordres ou se glorifier aux yeux du pays. Les divisions intestines de la Montagne ne paraissent pas à la tribune et se dénouent au tribunal révolutionnaire, où l'éloquence militante fit entendre ses derniers et sublimes accents par la bouche de Vergniaud et plus tard par celle de Danton. La dictature de Robespierre met alors à la mode les dissertations oratoires, les sermons politiques. On ne discute plus : on prêche. L'éloquence parlementaire obéit aux règles de la rhétorique sacrée. Un autre genre se développe parallèlement : l'éloquence de rapport. Au nom des comités, un orateur ou expose ce qu'on va faire ou raconte un événement récent, surtout un fait de guerre. C'est dans ces rapports, où Barère et Saint-Just excellèrent, que naquit cette éloquence militaire et cette éloquence de proclamations dont notre siècle a vu de si admirables exemples.

V

La chute de Robespierre ouvrit la tribune aux luttes oratoires. Ce fut d'abord le duel entre les réacteurs thermidoriens et les restes du parti robespierriste; puis les Girondins survivants rentrèrent à l'Assemblée et y rapportèrent des idées et des formules déjà oubliées; enfin une guerre inexpiable commença, dans les derniers mois de la Convention, entre tous les Jacobins, qu'ils fussent ou non thermidoriens, et les modérés, dont plusieurs se royalisaient déjà. Il y avait là, pour l'éloquence un grand théâtre, de grandes circonstances; mais les principaux acteurs du drame révolutionnaire avaient péri de mort violente et il manquait un orateur de génie. C'est le moment où les muets du centre retrouvèrent la parole et revinrent aux affaires. Mais leur chef, Sieyès, n'était pas éloquent, et toute autorité morale était enlevée à leur parole par le souvenir de ces votes unanimes qu'ils avaient

aidé à rendre contre Danton et pour le décret sanguinaire du 22 prairial. Leur thème oratoire fut de flétrir les meurtres dont leur lâcheté les avait fait complices et les décrets tyranniques qu'eux-mêmes avaient rendus. La plupart de ces récriminations manquent l'éloquence, parce qu'elles ne furent pas sincères.

L'art oratoire subit, dans cette quatrième période, une transformation curieuse : le cadre des discours s'élargit démesurément. On accuse et on se justifie par des harangues plus longues que les Verrines. Ce sont de gros volumes que le rapport de Courtois et l'apologie de Lindet par lui-même. L'habitude s'introduit d'alléguer en détail beaucoup de faits, de multiplier les citations, d'insérer textuellement les documents étendus. L'objet de ces discours est en général le passé, un passé récent, mais sur lequel on aime d'autant plus à s'étendre qu'on se taisait alors et qu'il est doux de se soulager d'un silence forcé. On récite à la tribune des fragments de ses mémoires, et l'attention de l'auditoire semble infatigable.

Quoique les orateurs de 1794 et de 1795 aiment à s'appuyer sur des faits, quoiqu'ils affectent d'être dégoûtés des discours à principes, ils se laissent aller, dans cette décadence thermidorienne, à la verbosité, à la déclamation la plus emphatique, d'abord parce qu'ils sont médiocres, et puis parce qu'ils ont perdu la foi et la pureté des années de luttes à mort. Plus morale encore que physique, la fatigue de ces grands travailleurs est visible. Le dégoût de la vie prend les meilleurs et le dégoût de la vertu, si souvent vaincue ou travestie, corrompt les autres et les entraîne aux jouissances faciles, dont ils auraient rougi en 1793. Après le suicide et le meurtre des derniers montagnards, on n'entend plus à la tribune ces mots cornéliens qui furent fréquents jusqu'au 9 thermidor. Comme à la fin de la Constituante, la tribune est trop souvent laissée à des intrigants et à des hâbleurs. On est las de la parole même, comme de la politique. Et pourtant la transformation de l'art oratoire, dont nous

parlions tout à l'heure, se présente, dans la période thermidorienne, sous un autre aspect, qu'avait pu faire prévoir, d'ailleurs, le discours prononcé par Robespierre à la fête de l'Etre suprême: on voit naître l'éloquence d'apparat, l'éloquence à spectacle. C'est en dehors de la Convention que Robespierre avait discouru en grande pompe. Bientôt ce cérémonial pénètre dans la salle mêine des séances, et la Convention, se croyant fidèle en cela à la pensée de Rousseau (1), cherche à établir, dans sa propre enceinte, comme des fêtes oratoires, où tous les sens du peuple seront flattés à la fois. C'est ainsi que, le 14 prairial an III, le girondin Louvet prononce l'oraison funèbre du représentant Féraud au milieu d'un appareil dont les journaux du temps nous ont laissé une description enthousiaste :

« C'est pour la première fois, dit le Moniteur, que la Convention a parlé la langue des signes, cette langue dont les peuples anciens savaient faire un si grand usage, que les modernes ont tant négligée, et qui fut toujours l'objet des conseils du premier des publicistes, de l'immortel Jean-Jacques Rousseau. Un décret de reconnaissance nationale avait consacré cette séance à la mémoire de Féraud, assassiné le 1er prairial, dans le sanctuaire des lois (2). » Et, deux jours plus tard, il donne ces détails : << La salle des séances de la Convention nationale est ornée de guirlandes de chêne en festons. Les tribunes publiques sont occupées par les membres des corps constitués, par les députés des quarante-huit sections de Paris, et par les tribunaux. Tous les représentants sont en costume, armés, un crêpe au bras gauche. De chaque côté du bureau, devant les secrétaires, sont placées des urnes cinéraires parsemées d'étoiles d'or, sur un fond noir. Celle à droite porte cette inscription sur son piédestal :

(1) Les idées de Rousseau sur le caractère des fêtes à donner au peuple se trouvent dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, chap. u, et surtout dans les dernières pages de la Lettre à d'Alembert.

(2) N° 258.

Aux magnanimes défenseurs de la liberté, morts dans les prisons et sur les échafauds, pendant la tyrannie. Autour de l'urne sont gravés ces mots : Ils ont eu le sort de Caton et de Barnevelt. L'urne, placée à la gauche du président, porte cette inscription: Aux intrépides défenseurs de la liberté, morts dans les combats pendant la guerre. On lit autour ces mots : Ils ont recommandé à la Patrie leurs pères, leurs épouses et leurs enfants. L'une et l'autre sont couvertes de crêpe funèbre, de couronnes de fleurs, de verdure et de chèvrefeuille, et entourées d'attributs analogues. Devant la tribune, à la place même où Féraud tomba sous les coups des assassins, est un tombeau couvert d'un marbre blanc, sur lequel sont placés les armes, le chapeau militaire et l'écharpe tricolore de ce représentant. Le buste de Brutus se trouve au-dessus de ce monument. Les ambassadeurs des puissances étrangères sont en face du président. Une musique nombreuse est placée à l'extrémité gauche. J.-B. Louvet monte à la tribune. De vifs applaudissements l'y accompagnent. »

Précipitamment écrit et à tous égards inférieur au sujet, le discours de Louvet, dont nous reparlerons, laissa froid cet auditoire encore étonné d'un appareil nouveau.

Le 11 vendémiaire an V, la Convention renouvela cette pompe << en l'honneur des amis de la liberté immolés par la tyrannie décemvirale. » La salle fut ornée à peu près comme pour l'oraison funèbre de Féraud. Tous les députés étaient en costume, le crêpe au bras. «< Au bas de la tribune est placée une urne funéraire couverte de crêpes et de couronnes funèbres; elle est ombragée par des feuillages et des guirlandes mêlées de chêne et de cyprès; une palme la surmonte. Sur le socle on lit cette inscription: Ils ont recommandé à la Patrie leurs pères, leurs épouses et leurs enfants. — Aux magnanimes défenseurs de la liberté, morts dans les prisons et sur les échafauds pendant la tyrannie. Le Conservatoire de musique chante un hymne aux

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