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CHRONIQUE

Notre excellent et regretté maître et ami, M. Jules Barni, a publié, sous l'Empire, une histoire des idées morales et politiques au dix-huitième siècle. Cette belle étude, restée malheureusement inachevée, s'arrête à la Révolution française. Combien il serait nécessaire de la compléter! Un trop grand nombre de nos contemporains, en effet, ignorent les grandes vérités politiques proclamées de 1789 à 1795. Ils s'imaginent trop volontiers, et bien à tort, que certaines réformes politiques et sociales, réclamées aujourd'hui par tout une fraction du parti républicain, sont prématurées, et même dangereuses, puisqu'elles n'ont subi ni l'épreuve de la discussion, ni l'épreuve de l'expérience.

Je ne connais pas d'erreur plus complète et plus répandue que celle que je viens d'indiquer. Je l'ai rencontrée, tout récemment, chez des politiciens de hasard qui oubliaient ou ignoraient que l'impôt sur le revenu, la décentralisation administrative, la réforme de l'instruction publique, la liberté d'association et de réunion, les lois contre les biens de mainmorte, la transformation démocratique de la diplomatie et de l'armée, les précautions contre le pouvoir personnel et le retour des mœurs monarchiques par la suppression des gros traitements, l'amovibilité des fonctionnaires, et vingt autres réformes aussi radicales avaient été examinées, élucidées, réalisées par les législateurs de la Constituante et de la Convention.

Mais, pour rendre notre démonstration plus sensible, prenons les trois questions suprêmes qui figureront aux élections prochaines, en tête d'un grand nombre de programmes républi

cains l'unité de pouvoir législatif, la magistrature amovible et élective, la séparation de l'Église et de l'État. Il n'est pas une de ces questions qui n'ait été, pendant la Révolution, l'objet d'une étude approfondie, d'une solution législative, pas une qui ne fasse partie du domaine politique que nous ont légué nos pères.

Sur la première question, l'unité législative, l'Assemblée constituante cette assemblée d'une modération d'esprit admirable, d'un savoir hors ligne, d'une capacité intellectuelle qui n'a peut être jamais été égalé sur cette question, disonsnous, la Constituante fut presque d'un avis unanime. A l'énorme majorité de 840 sur 938 votants, elle se prononça contre l'institution d'un Sénat.

Et certes, elle ne vota pas à la légère. Une discussion mémorable, à laquelle prirent part les hommes les plus illustres de l'Assemblée, avait précédé ce vote significatif. En vain LallyTolendal, dans la séance du 19 août 1789, essaya de montrer les dangers d'une Chambre unique, en vain Mounier, dans une brochure célèbre, appuya l'argumentation de Lally-Tolendal. La Constituante, d'accord avec l'opinion publique, pensa que, pour obvier aux entraînements possibles d'une Chambre unique, il y avait d'autres et de meilleurs moyens que l'établissement d'un Sénat. Elle vit, au contraire, une cause d'anarchie, de troubles incessants, de perpétuels conflits dans le système qui mettait face à face deux puissances rivales. Elle considéra que les prétendus pouvoirs modérateurs ne modèrent jamais rien, et l'expérience - une expérience souvent renouvelée raison à la Constituante.

a donné

Quant à la Législative et à la Convention, elles ne discutèrent pas même l'idée de l'existence d'un Sénat. L'unité législative leur parut une nécessité de salut public. Et qui oserait leur donner tort? Ne fallait-il pas, avant tout, dompter les résistances prodigieuses que rencontrait la Révolution et sauver, à tout prix,

la France et la République? Qui pourrait affirmer que, sans l'unité législative, la Révolution aurait gagné les batailles de géants qu'elle gagna? Qui pourrait dire qu'elle aurait accompli dans tous les ordres intellectuels les merveilleux travaux dont Eugène Despois a si bien résumé l'histoire en son beau livre sur le Vandalisme révolutionnaire, si elle avait été entravée, paralysée par un Sénat ?

Les mêmes arguments historiques plaident en faveur de la magistrature élective. C'est encore la Constituante qui a inscrit dans la constitution de la France moderne, cet article trop oublié : « La justice est rendue gratuitement par des juges élus à temps par le peuple. » Ce n'étaient pas des anarchistes qui pensaient ainsi et formulaient ainsi leur pensée, c'étaient les jurisconsultes les plus éminents du dix-huitième siècle, c'étaient Duport, Merlin (de Douai), Roederer, Thouret, Treilhard, Lanjuinais. Quant à Danton, il accablait, plus tard, de ses sarcasmes les juges inamovibles, « ces espèces de prêtres qui se font un état de juges, » et dont la conscience, ajoutait-il, s'oblitère et se pervertit dans l'atmosphère des tribunaux.

Faut-il, maintenant, parler avec insistance du troisième article essentiel des programmes radicaux, la séparation des églises et de l'État? Mais qui ne sait que la séparation des églises et de l'État fut un moyen et un moyen efficace de ramener le calme dans les consciences irritées et dans les esprits troublés par la malheureuse tentative de la constitution civile du clergé? Qui ne sait que l'obligation imposée aux ministres du culte catholique de prêter serment à cette constitution fut le signal de résistances furieuses et déchaîna la guerre civile? La séparation des églises et de l'État, en rétablissant le droit commun, en refusant d'admettre que l'État soit compétent là où il n'a que faire, fut, à la fois, une mesure d'ordre public et de haute raison. Réclamée par le plus modéré des conventionnels, Boissy d'Anglas, acceptée par tous les libres penseurs, la séparation

des églises et de l'État fut bien vite comprise, comme une nécessité sociale, et supportée comme un acte de justice, par l'immense majorité des esprits religieux. Pendant sept ans elle fut une réalité politique, et sans le 18 brumaire, sans l'ambition criminelle de Bonaparte, elle serait restée la loi pacifique et féconde de notre pays.

Qu'on ne vienne donc plus prétendre que les questions que nous avons énumérées sont trop peu « étudiées, » et qu'il faut en renvoyer la réalisation au vingtième siècle. Quant à nous, nous laissons à qui le réclame l'héritage politique du Bonaparte qui a créé un Sénat, rendu les juges inamovibles, uni, par un concordat qui, selon le mot de Lanfrey, est un acte « de fourberie, » l'Église à l'État. Nous marchons dans le droit et large chemin ouvert par la Révolution française aux générations futures; ce que nous venons d'écrire, nous le disions hier, nous l'avons toujours pensé. Notre ambition d'aujourd'hui et de demain, semblable à notre ambition d'autrefois, ce sera de conquérir le plus grand nombre possible d'adhérents à la politique de la Révolution française.

AUGUSTE DIDE.

NOUVELLES DIVERSES

La vente de la collection d'autographes de l'époque révolutionnaire, formée par feu M. Dubrunfaut, aura lieu au mois de mars. Le catalogue, dont M. Étienne Charavay termine en ce moment la rédaction, comprendra plus de 600 numéros. Ce sera un répertoire indispensable à tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de la Révolution. Aussi, croyons-nous être agréables à nos lecteurs, en les prévenant que M. Étienne Charavay enverra ledit catalogue à tous ceux de nos abonnés qui lui en feront la demande.

— M. Charles Vatel, l'historien de Charlotte Corday et des Girondins, vient de mourir subitement à Versailles, à l'âge de 68 ans. Il était conservateur du musée du Jeu de paume, créé en 1880. Son dernier livre a été consacré à madame Du Barry. Les travaux de Charles Vatel témoignent d'une érudition consommée et d'une rare conscience. Nous nous proposons de leur consacrer une étude spéciale.

- M. de Liesville, conservateur-adjoint du musée Carnavalet, est mort à Paris, le 1er février, à l'âge de 48 ans. Il avait formé une collection unique de faïences révolutionnaires et d'objets de la même époque, et il avait fait don de cette précieuse réunion à la ville de Paris. Dès lors, nommé conservateur de sa propre collection, devenue propriété municipale, il avait consacré ses efforts à la continuer. Sa mort est un deuil pour tous ceux qui se sont livrés à l'étude de l'Histoire de la Révolution.

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