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nissait, au moment opportun, des narrations intéressantes et instructives. Je lui dois, pour ma part, des heures charmantes de conversation.

Cependant, je le voyais s'éteindre peu à peu, et j'ai prolongé mon séjour à Nice pour l'accompagner à sa dernière demeure, avec un petit nombre d'amis. J'ai prononcé sur sa tombe quelques paroles d'adieu qui les ont émus. J'avais à cœur de remercier, au nom de la France, les habitants de Nice, de l'hospitalité qu'ils ont donnée à l'un des naufragés de notre grande tempête. Nous devons de la reconnaissance aux courageux éclaireurs qui nous ont frayé le chemin de la liberté, même à ceux dont la vie n'aurait pas été irréprochable. Sergent est resté debout l'un des derniers, et plus leurs rangs s'éclaircissent, plus nous serons attentifs à n'en laisser partir aucun sans un souvenir de la patrie.

QUELQUES PARTICULARITÉS SUR LE 10 Aout.

Parmi les étrangers qui séjournaient à Nice en 1847, se trou vait une famille anglaise, M. Davenport, homme de valeur, avec sa femme et sa belle-sœur, deux personnes charmantes. Cette famille visitait assez souvent Sergent et l'attirait volontiers chez elle, aimant à le faire causer, ce qui n'était pas difficile. Je remarquai que les deux dames se cotisaient pour prendre note des souvenirs historiques dont sa conversation abondait. J'ai souvent regretté de n'avoir pas, à leur exemple, jeté sur le papier quelques-uns de ces souvenirs.

En voici un cependant que j'écrivis un soir en quittant Sergent, sous sa dictée pour ainsi dire, et sans même rectifier quelques erreurs que sa mémoire peut avoir commises. On y trouvera peut-être encore de l'intérêt après les fragments que Sergent a publiés en diverses occasions; je le laisserai parler lui-même :

<< Comme magistrat de police, j'étais informé que depuis

quelque temps on avait rassemblé aux Tuileries et caché dans les combles du palais un assez grand nombre de gens dévoués à la cause royaliste, particulièrement des émigrés rentrés. Ces hommes touchaient une demi-solde en attendant le jour de l'action; un nommé Buol était chargé de la leur payer, et le produit des maisons de jeu en fournissait les fonds. Les mémoires de Bertrand de Moleville ne laissent d'ailleurs aucun doute sur ces faits; quant à la présence des émigrés dans Paris, et quant à leurs projets contre-révolutionnaires, M. de Lally-Tolendal, l'un d'entre eux, les en a vantés, et s'en est vanté lui-même, sous la Restauration.

« On préparait donc un mouvement contre le peuple, et nous, champions du peuple, nous résolûmes d'en faire un contre la royauté. Carra le journaliste, Westermann et moi, nous en fûmes les instigateurs.

«Le maire de Paris, Petion, n'était pas au courant de nos projets. Quoique sincèrement républicain, ses scrupules constitutionnels hors de saison nous auraient créé des embarras. Petion s'était laissé entraîner du côté des Girondins par des relations personnelles, et plus encore peut-être par son inimitié pour Robespierre. Il ne cessait de nous répéter: « Les Girondins nous conduiront sans troubles à la déchéance, laissez-les faire. >> Nous n'écoutions pas Petion, qui d'ailleurs, eût-il voulu agir, était entouré d'un conseil municipal infecté de royalisme.

« Je rappelai dans Paris les gardes françaises qu'on en avait éloignés comme trop patriotes et avec lesquels je n'avais pas cessé d'entretenir des relations. On voulait les loger dans les quartiers Saint-Antoine et Saint-Marceau. Mais je fis cette réflexion : « Nous sommes déjà sûrs de ces quartiers; il faut au contraire loger nos amis dans les sections des Petits-Pères et des Filles-Saint-Thomas qu'ils contiendront par leur présence.»> C'est ce qui fut fait, et, pour justifier leur rappel, je les fis attacher au service des théâtres: comme ils étaient cités pour leur

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bonne tenue, les directeurs me demandèrent l'autorisation, que je leur accordai, d'en employer quelques-uns aux rôles de figurants dans les pièces qui exigent un nombreux personnel.

« Un incident assez curieux arriva peu de jours avant le 10 août. J'avais sous ma surveillance le matériel de la garde nationale. Le commandant des Tuileries me fit dire que les caissons destinés à la garde du château et placés sous une remise, ayant été vidés pendant la nuit, il me priait de faire envoyer de nouvelles munitions. Je me doutai que l'on voulait tout simplement doubler l'approvisionnement des royalistes et je répondis au message du commandant: « Apportez-moi la preuve de cette soustraction, ma responsabilité exige que je ne délivre pas des munitions nouvelles sans une enquête. »

« Je fus appelé devant le conseil municipal, présidé par Larochefoucauld, homme de bien, qui avait donné des preuves de patriotisme à l'Assemblée constituante. Royer-Collard était là, ainsi que d'autres ennemis de la Révolution. On me demanda pourquoi j'avais refusé des munitions au commandant des Tuileries et pourquoi j'en avais fait distribuer une double provision au faubourg Saint-Antoine. Je répondis, quant aux Tuileries, que la requête du commandant n'était pas appuyée de pièces régulières. Je répondis, quant au faubourg, que les citoyens gardes nationaux, n'ayant pas reçu la provision du mois passé, l'avaient réclamée en même temps que celle du mois courant, afin de faire huit exercices mensuels au lieu de quatre; et que cette réclamation m'avait semblé juste. Le conseil admit mes explications. Du moins, quand je me retirai, comme je me trompais de porte, Larochefoucauld se leva pour me guider, et m'attirant dans l'embrasure d'une fenêtre : « Soyez tranquille, M. Sergent, me dit-il, vous recevrez demain la décision du conseil, qui vous donnera satisfaction. >>

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<< Le 9 août Petion fut mandé au château et s'y rendit. Cet appel me causa de l'inquiétude. J'avais trois aides de camp

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choisis dans les gardes françaises, bien choisis puisque l'un d'eux est devenu général, un autre adjudant général (ils ont péri tous deux dans les guerres d'Italie). Je les envoyai aux Tuileries pour s'enquérir de ce qui s'y passait. L'un d'eux revint bientôt et me dit : « A l'heure qu'il est Petion est peut-être mort. On l'a invité à descendre au jardin pour visiter les postes et donner l'ordre de repousser la force par la force; je soupçonne les gens qui l'accompagnaient de mauvaises intentions à son égard: la grande allée était bordée de lampions, et je voyais ces gens pousser du pied les lampions pour les éteindre, à mesure que Petion s'avançait. Ils veulent sans doute profiter de l'obscurité et lui faire un mauvais parti; mes camarades sont demeurés pour le défendre au besoin, et j'accours vous prévenir. »

« J'écrivis à l'instant à Brissot et à Vergniaud qui présidait l'Assemblée: «< Petion est en danger dans le jardin des Tuileries; faites-le appeler à la barre, et surtout envoyez le chercher par une force capable de le protéger. Agir promptement. »

« Au reçu de ce billet Vergniaud et Brissot se concertèrent; sur leur proposition le maire de Paris fut mandé pour donner des renseignements sur la situation. On fit porter cet ordre par les huissiers de l'Assemblée, munis de flambeaux et accompagnés d'un détachement de la garde.

« Ceux-ci rencontrèrent Petion tout près du grand bassin, où il venait d'arriver; l'obscurité était complète; quelque accident prémédité le menaçait sans doute; mes deux fidèles aides de camp, qui avaient saisi des paroles sinistres, qui voyaient la foule s'épaissir, et qui entendaient des cris s'élever, s'approchèrent de Petion en criant plus haut que les autres, s'emparèrent de ses deux bras et se mirent à marcher avec lui en lui disant à l'oreille : « Nous sommes envoyés par le citoyen Sergent. »

« C'est dans ce moment que les flambeaux portés par les huissiers de l'Assemblée vinrent éclairer la scène. On lut tout haut le décret qui mandait le maire de Paris à la barre; on l'envi

ronna et on l'emmena sans que personne osât s'y opposer.

« Le pauvre Petion était si troublé qu'en rentrant chez lui il ut obligé de se mettre au lit, où sa femme lui fit prendre des cordiaux. J'allai le voir et le gronder de son imprudence.

« Ce n'était pas tout. Les sections assemblées s'occupaient de former une nouvelle municipalité. Si, dans ce moment, Petion eût présidé l'ancienne, son rôle obligé eût été de protester contre notre usurpation que les circonstances rendaient indispensable. Je voulus lui épargner l'embarras de cette position, et à nous le danger qu'elle aurait créé. Je pris le parti de consigner M. le maire dans sa chambre, en ordonnant de répondre à quiconque viendrait le demander qu'il était malade et ne pouvait recevoir personne.

<< Quand les sections eurent destitué l'ancienne municipalité et formé la nouvelle, je levai la consigne et j'allai voir Petion, chez lequel je rencontrai Royer-Collard, l'un des administrateurs expulsés. Petion se lamentait de ce qui s'était passé, et je cherchais à lui faire accepter le fait accompli. « Vous ne vous

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plaignez pas, c'est tout simple, me dit Royer Collard, on vous conserve dans la municipalité nouvelle. » — « Je regrette beaucoup, lui répondis-je, qu'il ait été nécessaire de vous en écarter. Un homme de talent comme vous est toujours regrettable. >>

Je n'ai pas voulu abréger cette citation, empreinte de naïveté ; elle soulève d'ailleurs un coin de rideau, et les curieux aimeront à jeter les yeux par cette ouverture.

CARNOT
Sénateur.

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