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le Patriote français louait sans réserve ce discours (1) que Robespierre ne pardonna jamais à la Gironde.

Cet orateur obscur avait fixé, avec une véritable éloquence, les points mystérieux par où la doctrine des politiques selon Jean-Jacques différait d'avec celle des disciples de Diderot, de d'Alembert et de l'Encyclopédie. Il avait exprimé, dans une forme imprudente, mais nette, les idées religieuses et sociales de Condorcet ; il avait hautement présenté la science comme une religion qui pouvait tenir lieu des religions; il avait par là compromis les Brissotins et les Rolandistes, qui, en applaudissant l'athéisme de Dupont, ne songèrent qu'à faire à Robespierre une niche d'écoliers, nullement à souffleter Jean-Jacques, dont ils se réclamaient tout comme leurs adversaires.

Dupont rentra ensuite dans l'obscurité (2). On prétend toutefois qu'avec une excentricité de manières semblable à celle de Cloots, il donna, sur les places publiques, « des leçons de morale et d'athéisme (3). » Le 14 pluviôse an VI, il demanda au conseil des Cinq-Cents l'autorisation d'établir des cours d'agriculture et de morale dans la salle du Manège. Voici, sur cet incident curieux, le compte rendu du Moniteur (4):

<< Une autre pétition est adressée par le citoyen Jacob Dupont,

(1) « Dupont, disait Brissot, a exposé des idées très justes, avec l'aimable abandon de la bonhomie... C'était un spectacle curieux pour un observateur de voir, d'un côté, le calme de l'orateur philosophe, et, de l'autre, les mouvements, les contorsions, les cris d'une partie de la Montagne, et surtout des prêtres et des évêques qui se trouvent encore, quoique en petit nombre, à la Convention. On eût dit (j'emprunte à ces messieurs un objet de comparaison), on eût dit que Dupont était un exorciste au milieu d'une bande de possédés. Patriote français du 16 décembre 1792.

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(2) Dans le procès de Louis XVI, il émit les votes les plus rigoureux. (3) Dictionnaire des athées anciens et modernes, par Sylvain Maréchal. Mercier dit de Jacob Dupont dans le Nouveau Paris: « C'est un esprit démanché; tantôt il placarde sur les murs un cours d'instruction publique, tantôt il veut établir sa chaire sur la place de la Révolution, tantôt dans l'église Notre-Dame : il enseigne tout, il est versé dans toutes les sciences, il écrit aux deux conseils, il veut être professeur public et universel; mais il y a tant de jongleurs qu'il n'a pu obtenir encore la célébrité, même du ridicule. »

(4) Il faut recourir au texte original; la réimpression, à partir de 1796, abrège et mutile.

membre de l'Assemblée législative et de la Convention nationale.

« J'ai ouvert le 2 vendémiaire dernier, dit-il, sur la place de la Révolution, un cours d'agriculture pratique, de morale, de législation, de la logique de Condillac et de droit public. Les circonstances et la difficulté de trouver un local m'ont empêché de continuer. Je rouvrirai ce cours le 16 pluviôse prochain, sur la même place de la Révolution... (On rit.) J'invite les représentants du peuple à y assister... » (On rit aux éclats.)

« Gomaire, secrétaire. Permettez que j'achève la pétition: voici le passage qui en est l'objet. Il continue la lecture: « Je demande au Conseil, y est-il dit, que pour continuer le cours que je vais rouvrir, il me soit accordé le local que le Conseil vient d'abandonner dans la salle dite du Manège. »

<«< L'ordre du jour est à l'instant et de toutes parts réclamé. « Il est adopté sans réclamation. »

Le pauvre Dupont mourut, oublié, en 1813. « Dans les dernières années de sa vie, il avait donné, dit-on, de fréquents signes de démence (1). »

Quoi qu'il en soit, son discours a une sérieuse importance pour l'histoire du développement des idées de Diderot et de Condorcet, dont se réclament aujourd'hui les philosophes positivistes. Là se trouve le meilleur commentaire aux idées récemment développées, à propos des Eleutheromanes de Diderot (2), par un penseur qui, cette fois-là, a voulu garder l'anonyme, mais que son originalité trahit à chaque page et dont les lecteurs de cette Revue ont apprécié la science historique : nul plus que lui ne goûtera l'attitude et les paroles de ce Dupont, sur lequel nous voudrions avoir provoqué les recherches des érudits.

F.-A. AULARD.

(1) Biographie de Liepzig.

(2) Les ELEUTHÉROMANES par Diderot, avec un commentaire historique, Paris, Ghio, 1884, in-12.

L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE

SON OEUVRE. SON ACTION.

(CINQUIÈME ARTICLE.)

LA GUERRE.

Le double veto du roi aux décrets de l'Assemblée contre les émigrés conspirateurs et contre les prêtres factieux, ne causa point dans l'opinion, et surtout à Paris, une de ces émotions violentes qui, plusieurs fois, sous l'Assemblée constituante, avaient été la conséquence des conflits entre le roi et la représentation nationale. Mais le calme apparent des esprits, dans le peuple, était un symptôme de méfiance douloureuse, introduction à l'hostilité d'abord, puis à la haine violente et implacable.

Il n'y avait plus de doute, ni dans l'Assemblée nationale, ni dans la nation, que le roi conspirait avec les prêtres, avec les émigrés, avec l'étranger, contre la Révolution et l'indépendance nationale. L'insolente menace du traité de Pilnitz, l'agitation des prêtres fanatiques et des émissaires de l'émigration pour allumer à l'intérieur la guerre civile, alors que l'ennemi se massait sur nos frontières, les hypocrites protestations du monarque en faveur d'une Constitution qu'il exécrait; toutes ces manifestations que la presse patriote rappelait chaque jour aux Français pour les préparer à combattre et à vaincre cette redoutable coalition de nobles, de prêtres, de rois conjurés, nourrissaient, attisaient dans les esprits les alarmes qui paralysent les

affaires, le travail, et, par la misère, poussent les malheureux et les faibles aux extrêmes résolutions. C'était l'espoir de la contrerévolution.

Voici, en effet, l'extrait d'une lettre écrite de la Haye, le 27 mars 1792, par un émigré, et publiée dans le Moniteur universel du 2 avril :

« La guerre ne peut avoir lieu que d'après la proposition formelle et nécessaire du roi; ainsi il suffira que le roi éloigne telle proposition, tempère, modère, tergiverse, etc., comme il a fait jusqu'à présent. Le système n'est en rien changé ; les cours intéressées au renversement doux et progressif de la Constitution, ne sont pour le moment occupées que des moyens de calmer l'effervescence guerrière de M. d'Artois et de M. de Condé qui voudraient qu'on fit un coup de main. - Le succès paraît bien plus sûr de l'autre manière: l'épuisement, la faim, la crainte, la disette de numéraire, le fanatisme religieux: VOILA DES MOYENS QUI N'ONT JAMAIS MANQUÉ, QUAND ON LES A SUIVIS ET EMPLOYÉS AVEC QUELQUE CONSTANCE; C'EST SUR EUX QUE L'ON COMPTE; C'EST LE PLAN QUE L'ON SUIVRA IMPERTURBABLEMENT.

Et quand les malheureux que ces honnêtes gens auront ainsi essayé froidement, résolument, saintement d'assassiner, exerceront avec désespoir le droit de légitime défense, ce sont les assassins qui auront raison, ce sont les victimes qui auront tort!

On ne saurait trop insister sur les circonstances cruelles qui ont caractérisé cette sombre préface des malheurs qui allaient suivre ; car il importe à l'honneur et à l'incomparable grandeur de la Révolution française de faire éclater enfin dans la vive lumière de l'histoire cette vérité, c'est que toutes les scènes terribles et lamentables de cette époque, depuis les massacres de Septembre jusqu'aux sanglantes fureurs qui ont suivi le 9 thermidor, ont été provoquées, voulues avec une féroce persévérance, par la conspiration sacerdotale et royaliste, et que sur elle seule doit peser cette abominable responsabilité.

Elle seule a fait violence à ce peuple si généreux, si oublieux de ses souffrances, si avide de justice et de fraternité; elle seule lui a imposé cette éducation de la force et de l'extermination qui lui fit un devoir absolu de mourir et de vaincre pour le salut de la patrie et pour le triomphe des principes de liberté, de droit, de souveraineté nationale qui, infailliblement, seront l'indéfectible lien des peuples, dans la grande fédération des États-Unis de l'Europe.

Mais si la tranquillité était dans la rue, dans les réunions publiques, il n'en était pas ainsi dans la presse ; et c'est là qu'il faut consulter l'état réel de l'opinion.

Aussi, nous a-t-il paru utile de reproduire l'article suivant, extrait du Journal des Révolutions de Paris, no 128:

« Encore un veto, c'est le second depuis deux mois; ce serait probablement le troisième, si le décret contre le titre de majesté royale n'avait pas été retiré le lendemain de son adoption.

« On a été longtemps sans vouloir user de cette prérogative empruntée d'une île voisine qui se vante d'être libre; on avait d'autres projets mais à présent qu'il faut en finir on se jette à corps perdu dans la Constitution, on prévoit que le veto est un pis-aller capable de dédommager de toutes les pertes qu'on a faites, et il paraît que ce pis-aller servira de pierre angulaire sur laquelle la cour va réédifier son système de despotisme, d'autant plus imposant, qu'il aura l'air d'être légal; en sorte que la Révolution, qui d'abord avait paru un monstre altéré du sang royal, s'est tellement radoucie, qu'elle n'ose plus avancer d'un pas sans la permission de la cour.

« Si c'est là, en effet, le train des affaires publiques, et toutes les apparences nous en menacent, citoyens! avisez vous-mêmes à ce qui vous reste à faire; nous n'avons plus de conseils à vous donner. Le veto est un boulet que l'Assemblée nationale s'est condamnée à traîner avec elle. Tout élan généreux lui est interdit désormais, et bientôt la lassitude lui ôtera le courage.

4e ANNÉE. - II.

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