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replonger avec les principes que l'on débite parfois à cette tribune, ne fait ni soupçonner, ni découvrir, ni recouvrer...

<< Je l'avouerai: les premières assertions de Durand-Maillane m'ont paru fort étranges, lorsqu'il a voulu ainsi circonscrire dans certaines limites (1) la raison de l'homme qui n'en connaît plus, ou donner, à l'exemple des despotes, telle direction plutôt que telle autre à la pensée et à la main de l'homme, tandis que sous le régime républicain, la pensée et la main de l'homme prennent toutes les directions et toutes les formes possibles en agrandissant son domaine.

« Qu'elles sont petites, qu'elles sont bornées les vues de Durand-Maillane! Il m'a semblé encore une fois, entendre un homme du quatorzième siècle lorsqu'il a posé cette question: Convient-il dans une république de donner la préférence aux sciences plutôt qu'aux arts mécaniques (2)? Comme si le comité d'instruction avait cherché à établir une préférence, ou comme s'il pouvait l'établir!

<< Durand-Maillane ignore donc que tout se tient dans la nature; que la construction des vaisseaux, pour prendre un seul exemple, tient à tout ce que la géométrie transcendante, à tout ce que la mécanique et l'hydrodynamique ont de plus abstrait et de plus difficile ! et l'on sait combien les navires sont utiles à la prospérité, à l'agriculture et au commerce.

<«< Mais si les premières assertions de Durand-Maillane sont fort étranges, si elles déshonorent en quelque sorte et notre siècle et notre révolution et cette tribune, que dirai-je des principes religieux qu'il a avancés? Durand-Maillane ne paraît avoir lu que, dans les in-folio que Camus apporta à la tribune de

(1)« Le Français, avait dit Durand-Maillane, pour être heureux, n'a besoin des sciences que ce qu'il lui faut pour arriver à la vertu. »

(2) Voici ses expressions: « C'est d'abord une première question à résoudre, et dont dépend le jugement que nous aurons à porter sur tout plan d'éducation qui nous sera présenté, s'il convient à une république comme la nôtre d'y favoriser la théorie des sciences plutôt que la pratique des arts utiles. »>

l'Assemblée constituante pour lui faire une constitution civile du clergé. Il aurait dû lire plutôt dans le grand livre de la nature, ouvert à tous les yeux, et où tous les yeux peuvent et doivent lire leur religion, si l'on veut délivrer l'espèce humaine de ces nombreux préjugés amoncelés depuis tant de siècles.

La

<< Quoi! les trônes sont renversés, les sceptres brisés, les rois expirent, et les autels des dieux restent debout encore! (Murmures subits de quelques membres. L'abbé Ichon (1) demande que l'opinant soit rappelé à l'ordre.) Des tyrans outrageant la nature y brûlent un encens impie. (Mêmes rumeurs. grande majorité de l'Assemblée les couvre par des applaudissements.) Mais les trônes abattus laissent cependant ces autels à nu, sans appuis et chancelants. Un souffle de la raison élancé suffit pour les faire disparaître. Et si l'humanité est redevable à la nation française du premier bienfait, peut-on douter que le peuple français souverain ne soit pas assez sage pour renverser aussi et les autels et les idoles aux pieds desquels les rois avaient su le faire enchaîner?

« Croyez-vous donc, citoyens législateurs, fonder et consolider la république française avec des autels autres que ceux de la patrie, avec des emblèmes ou des signes religieux autres que ceux des arbres de la liberté? (De nombreux applaudissements s'élèvent dans toute l'Assemblée et dans les tribunes. — Quelques membres s'agitent avec violence. - On demande que les évêques qui interrompent soient rappelés à l'ordre. Vous nous prêchez la guerre civile! s'écrie l'abbé Audrein; Jacob Dupont veut continuer. *Mêmes interruptions de la part d'un petit nombre Je demande, dit Ducos, que la liberté des opinions soit prohibée, attendu qu'elle paraît être extrêmement funeste à certaines personnes.) La nature et la raison,

(1) L'abbé Ichon, ex-supérieur de la maison de l'Oratoire à Condom, représenta le département du Gers à la Législative et à la Convention. C'était un robespierriste modéré.

- On

voilà les dieux de l'homme, voilà mes dieux. (L'abbé Audrein: On n'y tient plus. - Il sort brusquement de la salle. rit.) Admirez la nature, cultivez la raison; et vous, législateurs, si vous voulez que le peuple français soit heureux, hâtez-vous de propager ces principes, de les faire enseigner dans vos écoles primaires, à la place de ces principes fanatiques que DurandMaillane veut y substituer. Il est plaisant, en effet, de voir préconiser une religion adoptée à une Constitution qui n'existe plus ; préconiser une religion monarchique dans une république; préconiser une religion dans laquelle on enseigne qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes; et remarquez, citoyens, que les prêtres de cette religion, dont Durand-Maillane nous a fait un si pompeux éloge (1), ont encore un despotisme bien plus étendu que celui des rois. Celui-ci se bornait à rendre les hommes et les peuples malheureux dans cette vie; mais les autres tyrans étendent leur domination à une autre vie, dont ils n'ont pas plus d'idée que des peines éternelles auxquelles des hommes ont la trop grande bonté d'ajouter quelque croyance (Applaudissements). Le moment de la catastrophe est arrivé. Tous les préjugés doivent tomber en même temps. Il faut les anéantir, ou que nous en soyons écrasés; il faut, du 10 août au 1er janvier 1793, parcourir avec hardiesse et courage l'espace de plusieurs siècles. En vain Danton nous disait-il piteusement, il y a quelques jours, à ce sujet, que le peuple avait besoin d'un prêtre, pour rendre le dernier soupir (2). Eh bien,

(1) Durand-Maillane avait dit : « On n'arrive jamais trop tard pour abattre le trône des tyrans. Mais, ni après dix-huit siècles, ni dans aucun temps, on ne parviendra à détruire, en France, les autels d'une religion qui n'est pas fondée, comme on a osé le dire, sur l'erreur; mais qui est la vérité par excellence, qui ne respire que la paix, la douceur et la fraternité parmi les hommes et qui les met, non pas seulement au-dessus des rois, mais encore au-dessus d'eux-mêmes. >>

(2) Dupont ne rend pas fidèlement la pensée de Danton. Voici ses propres paroles: « Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale qui auront fait pénétrer la lumière auprès des chaumières, alors il sera bon

pour détromper le peuple, je lui dirais : Danton vous annonce qu'il veut jouir d'un privilège qu'il vous refuse; il veut vous laisser asservir à la volonté despotique de ce prêtre, qui ne croit pas un mot de ce qu'il vous dit, qui vous trompe, et qui ne trompe pas Danton; et pour vous prouver que ce prêtre n'est pas toujours nécessaire à la dernière heure, contre l'avis de Danton, je lui montrerais Condorcet fermant les yeux à d'Alembert (Mêmes applaudissements).

<< J'ai conclu du discours de Durand-Maillane ce que je posais en principe le 10 août, lorsque la Législative décrétait la Convention nationale: les jeunes gens, disais-je, d'après d'Alembert, sont fort propres à faire des révolutions. J'ajouterai que, quelque influence qu'ait la religion de l'Assemblée constituante, d'après l'opinion de Durand-Maillane, sur les mœurs du peuple, j'ai peine à croire qu'il ne fût pas plus promptement républicain et heureux dans un autre système de religion.

« Je l'avouerai de bonne foi à la Convention, je suis athée. (Il se fait une rumeur subite. — Les exclamations de plusieurs membres prolongent le tumulte. — Peu nous importe! s'écrie un grand nombre d'autres, vous êtes honnête homme.) Mais je défie un seul individu, parmi les vingt-cinq millions qui couvrent la surface de la France, de me faire un reproche fondé. Je ne sais si les chrétiens ou les catholiques, dont DurandMaillane et d'autres philosophes de sa trempe parlent, pourraient se présenter à la face de la nation avec la même confiance et oser faire le même défi (On applaudit).

<«<< Enfin le système de Durand-Maillane, en circonscrivant dans des bornes très étroites la matière de l'enseignement, en privant les pauvres d'instruction, en ne voulant pas que tous ses degrés soient gratuits, nuit à la perfectibilité de l'espèce

de parler morale et philosophie. Mais jusque-là il est barbare, c'est un crime de lèse-nation, de vouloir ôter au peuple des hommes dans lesquels il peut trouver encore quelque consolation. » Moniteur, séance du 30 novembre 1792.

humaine, aux progrès de la raison, au jet et à l'affermissement des principes républicains, des vertus et des passions républicaines dans toute l'Europe.

<< Paris a d'ailleurs de très fortes raisons pour empêcher ce système de prévaloir; système qui n'a malheureusement que trop de partisans, même parmi les républicains de marque. Paris a fait des pertes considérables. Il est privé d'un commerce de luxe, de cet éclat factice qui se trouvait à la cour et qui attirait les étrangers. Eh bien, il faut que les sciences, les lettres, les arts, concurremment avec le commerce, lui fassent réparer ses pertes. Avec quel plaisir je me représente nos philosophes, qui ont tant rendu de services à l'humanité, à la Révolution, et qui en rendront tant encore à la République, malgré la calomnie; avec quel plaisir je me représente, dis-je, nos philosophes, dont les noms sont connus dans toute l'Europe, Petion, Sieyès, Condorcet et autres, entourés, dans le Panthéon, comme les philosophes grecs à Athènes, d'une foule de disciples venus des différentes parties de l'Europe, se promenant à la manière des péripatéticiens et enseignant, celui-là le système du monde, développant ensuite les progrès de toutes les connaissances humaines; celui-ci, perfectionnant le système social, montrant, dans l'arrêté du 17 juin 1789, le germe de l'insurrection du 14 juillet, du 10 août, et de toutes les insurrections qui vont se succéder avec rapidité dans toute l'Europe, de telle manière que les jeunes étrangers, de retour dans leur pays, puissent y répandre les mêmes lumières et opérer pour le bonheur de l'humanité les mêmes révolutions, ce qui sera le complément de la réponse à faire à Durand. » (De nombreux applaudissements s'élèvent dans l'Assemblée presque entière et dans les tribunes.)

Et Dupont termine en réfutant les calculs pessimistes de Mazuyer, au bruit des applaudissements de la Gironde, ironiquement tournée vers Robespierre et ses amis. Le lendemain,

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