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de Saint-Domingue en reçurent pendant cette année moins d'armements que jamais. Ils accusèrent la métropole d'avoir calculé sur la sécheresse qui désolait leur île, et d'avoir craint que ses bâtiments ne revinssent sans fret des expéditions qu'ils pourraient tenter pour son approvisionne

ment.

Les malheureux esclaves du nord de Saint-Domingue éprouvèrent donc la famine la plus affreuse. Les dépendances du fort Dauphin, celle du GrosMorne, de Jean Rabel, en furent dévastées. La morue manquant entièrement, les Espagnols, dont les hattes ou prairies étaient dépeuplées chaque jour par une épizootie terrible, se mirent à saler ou à fumer tous leurs bestiaux malades ou morts, et ils les apportèrent dans les établissements français. Ces viandes, connues sous le nom de tassau dans les colonies, et dont les nègres se gardaient bien de manger lorsqu'ils pouvaient se procurer des salaisons de bœuf et de morue, communiquèrent aux esclaves le germe de la maladie dont elles étaient infectées. Une espèce de peste, nommée charbon, se répandit dans toutes les habitations voisines des Espagnols ou des chemins qu'ils fréquentaient, et dans celles où les nègres avaient acheté de ce tassau. En moins de six semaines, plus de quinze mille colons blancs ou noirs périrent de cette terrible maladie, et ses ravages ne s'arrêtèrent que lorsque le gouvernement, les magistrats, et les habitants eux

mêmes eurent uni tous leurs efforts pour repousser le fléau introduit dans la colonie par la cupidité espagnole.

Mais ce ne fut pas assez des pertes nombreuses et rapides causées par la maladie, quinze mille nègres au moins périrent de faim, et le marronnage des esclaves s'augmenta dans la dépendance du nord, au point de faire craindre sérieusement pour la sûreté de la colonie.

Après un tel désastre, la culture des îles à sucre semblait devoir absolument cesser faute de cultivateurs; et ce qui restait de nègres sur les habitations périr faute de vivres. Les négociants des ports de France cherchèrent à se disculper de l'abandon dans lequel ils avaient laissé les colonies, sur ce que celles-ci ouvraient clandestinement leurs ports au commerce étranger. Les colons excusaient leurs relations avec l'étranger, par la nécessité même de la position où le commerce français les avait placés; la Martinique surtout avait à rappeler la conduite barbare des négociants français après les désastres affreux de l'ouragan de 1766, lorsqu'ils désertèrent ses rivages dont ils n'avaient plus de récoltes à exporter, la laissant dans l'impuissance totale de réparer ses pertes, si le commerce étranger n'eût donné du pain à une population de cent mille ames.

Cependant, d'une part, on ne cessait de solliciter la suppression des deux entrepôts; de l'autre, les

colonies demandaient qu'on leur en accordât un plus grand nombre, et surtout qu'on fit un meilleur choix pour la localité de ceux qu'on voudrait établir.

Au mois de novembre 1775, on crut devoir s'occuper de nouveau de cette importante affaire. M. de Sartines manda de chaque port des négociants choisis par leurs confrères. Le but de cette convocation ministérielle était de discuter entre les deux parties, les députés du commerce français et ceux de la culture coloniale, les questions qui les séparaient depuis si long-temps, et sur lesquelles il était intéressant au bien de l'État qu'on pût enfin s'entendre.

Les députés des ports' avouèrent que le commerce de France avait presqu'entièrement abandonné la Martinique, la Guadeloupe et la partie du sud de Saint - Domingue; ils ajoutèrent que, si les efforts qu'ils feraient dans le cours de dixhuit mois n'étaient pas suivis d'un succès plus grand que par le passé, il serait juste de distraire de la loi prohibitive les articles qu'ils se seraient trouvés hors d'état de livrer; mais ils garantissaient, comme l'avaient fait les députés leurs prédécesseurs, en 1765, que le commerce national mettrait facilement les colonies en état de se passer de tout secours étranger. En retour de ces assurances, et, pour le mettre en état de les réaliser, ils demandaient:

Des facilités pour le transport et pour l'entrepôt en France des marchandises propres au commerce

de Guinée, surtout pour le tabac du Brésil, et quatre-vingts livres de gratification par tête de noir qui serait introduite aux îles du Vent;

Une prime de cent sols par quintal de morue étrangère qu'ils introduiraient eux-mêmes, laquelle serait payée par les colonies; vingt-cinq sols, aussi par quintal, des morues qui seraient apportées directement du lieu de la pêche, et vingt-cinq sols de plus pour celles qui le seraient des ports de France; La liberté d'importer les sirops et les tafias dans ports du royaume, et de les y mettre en entrepôt, pour être ensuite portés à l'étranger.

les

Ces facilités, ces primes, ces gratifications demandées, l'établissement de l'entrepôt en France du tabac du Brésil, regardaient en grande partie le ministre des finances. M. de Sartines en conféra, en 1776, avec M. Turgot et ensuite avec M. de Clugny. La ferme générale, de son côté, y mettait toute opposition, et, deux ans après la convocation, le ministre n'avait encore osé rien promettre.

Cependant les choses étaient restées, quant aux colonies, dans l'état qui avait donné lieu à tant de plaintes, les deux entrepôts existaient seuls; et le maintien des lois prohibitives coûtait aux seuls établissements français de Saint-Domingue plus de trente mille nègres, précisément en 1775 et 1776, pendant les inutiles conférences de Versailles. Ce fut surtout dans la plaine du Cap que cette effrayante mortalité se fit sentir.

Depuis le mois de septembre 1775 jusqu'au mois d'août 1776, il ne tomba point de pluie dans toute cette dépendance; le peu de vivres qu'elle produisit périt presqu'en totalité. La guerre entre l'Angleterre et les colonies était alors poussée très vivement; les Anglais avaient couvert l'Atlantique de frégates qui prirent presque tous les bâtiments anglo-américains dont Saint-Domingue eût pu espérer quelques secours. Ces peuples d'ailleurs occupés à leur guerre de terre et de mer, et forcés d'abandonner leur pêche et leur navigation marchande, ne pouvaient plus guère, à travers tant de risques, apporter dans les îles françaises les subsistances qu'ils avaient l'habitude de leur fournir.

En 1778, la guerre éclata de nouveau entre l'Angleterre et la France, qui venait de signer un traité avec les provinces insurgées de l'Amérique anglaise. On se souvint des désastres qui avaient accompagné, pour les colonies, les guerres de 1744 et de 1756, et le ministère pensa que l'admission des neutres dans les ports de l'archipel occidental devenait indispensable pour fournir à leur subsistance pendant une crise qui devait surtout se faire ressentir dans leurs parages. Les négociants des ports de France, jaloux de voir échapper un monopole qu'ils ne pouvaient plus pourtant exploiter sans péril, firent rapporter l'édit d'admission quinze jours après qu'il eut été promulgué. Ils promettaient d'alimenter, malgré la guerre, le commerce d'Oc

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