Page images
PDF
EPUB

Lagarde sentimentalise à plaisir sur ses impressions. « Ah! je te regretterai longtemps, palais que j'ai tant désiré de connaître ! Souvent ma pensée s'arrêtera sous les berceaux de tes jardins embaumés, près des bords fleuris de la Silaitza, sur les îles de ce beau lac, où l'on se croit seul au monde, et dans un salon somptueux, où le bonheur ne semblait pas étranger... » Corbehem en Pologne, le duc de Richelieu dès Czernowitz, observent d'ailleurs que, par sa physionomie générale, ce pays ressemble moins à l'Occident qu'à l'Asie. « C'est ici que finit véritablement l'Europe, car les mœurs et les usages des provinces que nous allons parcourir ont beaucoup plus de resemblance avec ceux de l'Asie. »

Désormais, en effet, on s'enfonce dans des régions qui, si elles offrent encore de belles surprises pour les yeux et pour la fantaisie, ne connaissent que par exception les joies du raffinement dans une délicate sociabilité. Pendant des lieues le regard n'apercevra plus de ces paysages composés comme le sol de France les suscite de luimême; c'est de plus en plus le vaste et l'indéterminé qui triomphent, ne rachetant que par l'ampleur des lignes ce que les sites ont d'inorganisé. Mittau, devenu la résidence du Prétendant, a son prestige, tout en vastes proportions. « Rien, écrit La Ferronnays, ne peut égaler la magnificence du palais et la beauté du lieu... L'immense horizon de bois et de dunes que borne la mer Baltique est incomparable... » Mais c'est d'une stupeur contemplative que les forêts de Courlande frappent une artiste comme Mme Vigée Le Brun. Ou bien, le pittoresque humain se réfugie dans l'exotisme le plus singulier, et il faut tout un apprentissage pour goûter des choses aussi nouvelles. Les danses bizarres de la Livonie, les cantilènes de ses peuplades, la sauvagerie de ses fêtes, l'existence désuète de sa noblesse, la confusion d'une religion mal définie, le type même des

T. I.

7

femmes aux cheveux d'un blond incertain, si indifférentes à la notion de virginité, stupéfient le comte de Bray. Des manoirs vétustes, Venden, Kockenhusen, matérialisent là le plus sombre passé. « J'ai avec le sentiment d'une mélancolique rêverie parcouru dans toute leur étendue les restes de cet antique séjour... Les temps de la chevalerie n'ont point eu dans le Nord cette teinte de galanterie qui a prêté tant d'intérêt à l'histoire et aux aventures des paladins du Midi; ici tout est froid, sérieux et sombre... »

IX

Ces étapes qui mènent à la terre moscovite (1) paraissent longues à des voyageurs qui sont le plus souvent des suppliants ou des quémandeurs. Mais aussi, à l'issue des mornes chemins, quelle revanche et quelle récompense, dans un décor magnifique comme la capitale de Pierre le Grand! « C'est dans la plus belle ville du monde que j'arrive enfin... après cinq jours d'une effroyable fatigue. Tout est ici sur une échelle colossale. Les rues, les places,

(1) Comte DE BRAY, Mémoire sur la Livonie, Munich, 1814; Abbé GEORGEL, Voyage Saint-Pétersbourg en 1799-1800, Paris, 1818; comte DE LAGARDE, Voyage de Moscou à Vienne... Paris, 1824; Lettres du marquis de Fronsac au chevalier de Damas ou Histoire de quelques mois à la cour de Russie, Londres, 1801; FORTIA DE PILES, outre l'ouvrage cité p. 46 : Examen de trois ouvrages sur la Russie, Paris, 1818. CASTELNAU, Essai sur l'histoire ancienne et moderne de la Nouvelle Russie, 3 vol. Paris, 1820; chevalier DE BRAY, «< la Russie sous Paul Ier» (Rev. d'hist. diplom., octobre 1909), J. DE MAISTRE, Quatre chapitres sur la Russie (1811, publiés à Paris, 1859); Religion et mœurs des Russes, anecdotes recueillies par le comte J. DE MAISTRE et le P. GRIVEL, mises en ordre par le P. Gagarin, Paris, 1879 (cf. l'analyse de ce dossier Russie dans les Etudes, oct. et nov. 1868, juillet 1869); duc DE RICHELIEU, Mémoire sur la Russie; Mémoires sur la Nouvelle Russie dans A.-A. POLOVSTOV, « le Duc A.-E. de Richelieu, documents et lettres sur sa vie et ses actes » (Société impériale russe, t. LIV, Pétersbourg, 1886).

les palais ont quelque chose de gigantesque. Les maisons des particuliers seraient partout ailleurs des monuments. » La Ferronnays, qui s'extasie ainsi sur « le merveilleux décor » de Saint-Pétersbourg, est surtout sensible aux proportions d'une ville qui a pu être tracée en grand; cette ampleur elle-même, cependant, gêne Fortia de Piles. « Les rues sont droites, longues, très larges, même trop; l'étendue de terrain qu'occupe la ville en est fort augmentée, et cela contribue à la faire paraître encore moins peuplée; elle est fort mal éclairée, et le serait passablement si les rues n'avaient que le quart, au plus le tiers de leur largeur. »>

Du moins une des particularités de cette capitale, la belle Néva qui la traverse, ne trouve-t-elle que des enthousiastes. « Nous ne connaissons point, dit l'abbé Georgel, de ville en Europe qui puisse se comparer à Saint-Pétersbourg pour la beauté et la magnificence de ses quais... Les barques décorées, le chant russe des bateliers, les bâtiments qui partent et arrivent, font en été un spectacle très amusant. En hiver, la quantité de traîneaux et de gens de pied qui traversent ce fleuve, glacé à quatre et cinq pieds de profondeur, forme un autre tableau non moins curieux. » Le fleuve majestueux enchante Mme Vigée-Le Brun et d'autres compatriotes; l'usage bizarre qui, le jour des Rois, fait encore bénir les eaux du fleuve par le clergé orthodoxe, trouve presque grâce à leurs yeux en faveur d'une telle magnificence fluviale. Et, là encore, en plein décor moderne, des temps reculés se révèlent : « Saint-Pétersbourg, affirme la charmante artiste, me transportait au temps d'Agamemnon, tant par le grandiose de ses monuments que par le costume du peuple, qui rappelle celui de l'âge antique. »

Le début des Soirées de Saint-Pétersbourg a fait un sort à des impressions analogues; Xavier de Maistre

[ocr errors]

sous

passe pour avoir aidé son frère à préparer les crayons et les couleurs du tableau, ce je ne sais quoi de légendaire d'un soleil de minuit ou de neuf heures du soir les latitudes septentrionales. « Rien n'est plus rare, mais rien n'est plus enchanteur qu'une belle nuit d'été à SaintPétersbourg, soit que la longueur de l'hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier; soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats. Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l'occident, et ne laisse après lui qu'un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque environné de vapeurs rougeâtres roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l'horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l'idée d'un vaste incendie... La Néva coule à pleins bords au sein d'une cité magnifique; ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu'elle embrasse, et dans toute l'étendue de la ville elle est contenue par deux quais de granit, alignés à perte de vue... Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit... » Comment douter désormais que ce ne soit ici le pays « le plus chantant de l'Europe »? Plusieurs émigrés ont retrouvé cette jolie formule; J. de Maistre. après deux ans de séjour, est assez clairvoyant pour la compléter de celle-ci : « La science est un fruit étranger à ce climat... »

Le peuple russe, « religieux, barbare et doux » : ainsi le définit en effet Mme Vigée-Le Brun, et il n'est pas sûr qu'au temps des « lumières » on eût aisément accouplé ces deux dernières épithètes; mais elle a goûté, elle aussi, l'originalité simple et fruste des chants populaires : ceux-ci sont bien l'expression ingénue d'un peuple encore

inarticulé. Le comte Esterhazy, accompagnant le tsar à Tzarskoé-Selo en 1792, note un trait d'humble loyalisme. << Tous les paysans des deux villages où nous avions passé s'y sont réunis, les femmes autour des voitures et les hommes sur une petite hauteur voisine. Quand l'impératrice est sortie du jardin, les femmes ont commencé à chanter des chansons russes et à suivre la voiture jusque sur la grande route. » Aussi, devenu propriétaire, se plaît-il à voir une noce danser dans sa cour; « la danse est charmante, vive, et ces paysans dansent extrêmement bien. » Sur la vie russe en 1791, d'ailleurs, il aura assez à dire pour rédiger une espèce de rapport qui fait une place aux cérémonies religieuses, aux usages de l'hiver, si caractéristiques, aux costumes et aux superstitions. Le duc d'Angoulême, assistant à la cérémonie religieuse qui se déroule sur le front d'un régiment moscovite, est frappé de la ferveur naïve qui se manifeste dans ce rite militaire (1).

C'est bien dans une Asie d'Europe que les descendants des admirateurs de Pierre le Grand et de Catherine se sentent ici. Les fêtes de la Cour « enivrante » de Russie paraissent à Mme de Reiset des prodiges de féerie des Mille et une Nuits, réalisés au centuple. Que ce soit au Palais d'hiver scintillant de lumières et de glaces, ou dans le Palais d'été encadrant des chasses inimaginables, que ce soit par la stupéfiante fortune des favorites, l'étrangeté des favoris de Catherine, par la fantasque pensée de souverains tels que le chevaleresque Alexandre ou la <«< céleste >> tsarine Élisabeth, il y a là comme une fièvre, une outrance dans l'apparat et dans le songe qui sont si loin de la mesure occidentale! Encore fallait-il en faire la quotidienne expérience pour s'en aviser vraiment.

(1) Archives nationales, F7 6442 lettres du duc d'Angoulême, de Mittau.

« PreviousContinue »