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CHAPITRE II

LES EXPLORATEURS MALGRÉ EUX

:

Cet étonnement mêlé de tristesse qu'on éprouve toujours en venant dans un pays inconnu...

Mme DE FLAHAUT, Eugénie et Mathilde.

En quel lieu du monde nos tempêtes n'ont-elles point jeté les enfants de saint Louis? Quel désert ne les a point vus?...

CHATEAUBRIAND, article du Mercure, juillet 1807.

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Variété forcée des nouvelles découvertes qui s'imposent à l'Émigration, et qui rompent la trop confiante idée d'une « Europe française ». Dispositions plus dociles à la diversité du monde. — I. L'Angleterre redevient surtout, à leurs yeux, un pays de tradition, où règne la coutume. L'Écosse et l'Irlande et leurs particularités. La Tocnaye, « touriste de l'Émigration », et ses voyages à pied dans le Royaume-Uni et ailleurs. II. La Scandinavie et son pittoresque découverte qui va jusqu'au Cap Nord et dans les fjords. Hollande, Flandres, Ardennes. III. « Les Allemagnes >> en général réhabilitées, jusqu'à l'exagération, des dédains du dixhuitième siècle : bonhomie populaire; survivance du moyen âge et progrès des farouches antiquités germaniques. La Prusse et sa favorable légende. Condescendance facile à l'égard de Vienne.-IV. L'Espagne mise en excellente posture dans l'opinion: son « nationa. lisme», sa religiosité lui sont tenus à honneur; enchantements du Portugal. V. L'Italie a peu à révéler: charme du ciel et misère nationale, « terre des morts » et paradis des vivants. VI. La Suisse explorée un peu plus loin et un peu plus haut qu'auparavant. VII. Tyrol, Bohême, Illyrie, Croatie, Hongrie, Moldavie et leur pittoresque. VIII. La Pologne et ses splendeurs orientales jointes à la culture toute française de son aristocratie. IX. Révélation de la Russie réelle — qui chante et danse et rêve

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par delà le décor de sa capitale. Pittoresque de Moscou; organisation d'Odessa. L'Orient du Bosphore plus familier. X. Les États-Unis, abordés avec l'illusion du « bon sauvage », de l'« homme primitif », ou d'une jeune civilisation à l'image de l'antique, redressent, non sans excès, bien des conceptions. XI. Romantisme qui émane de ce monde divers, dont aucun esprit, parmi les émigrés, n'est prêt à dominer la bigarrure.

Ce n'est point simplifier à l'excès l'état de la civilisation européenne aux alentours de 1780, que de dire qu'à ce moment-là, pour les classes supérieures de la société, l'Europe offrait des dehors uniformes où nul Français de bon ton n'était dépaysé. En dépit du fléchissement de notre influence politique, malgré notre malaise intérieur et nos revers coloniaux, l'art de vivre à la française achevait son tour du monde dans les cercles cultivés. Les résistances ne manquaient point : tel pays, comme l'Angleterre, n'était vraiment séduit qu'en surface; ailleurs la tradition locale, l'amour-propre national, l'opposition à l'excessive sociabilité exigée par la mode parisienne, avaient déjà repris des forces et entamé à leur façon la lutte en faveur des nationalités. Mais, pour un observateur superficiel, il restait entendu que l'Europe était «< française »; plus encore que l'émulation des Cours, le charme indéniable exercé sur la société polie par les salons, par le théâtre et la littérature légère de notre dix-huitième siècle, jetait, à travers l'Occident, un aimable réseau qu'affermissaient encore relations personnelles, correspondances et échanges de tout genre. « De sorte que, lorsqu'un Français voyageait, les cercles dans lesquels il était admis lui offraient des personnes extrêmement familières avec la carte de son pays. Les entretiens des sociétés, les discours des gens graves, les caquets des femmes ne roulaient que sur les événements et sur les bagatelles qui fournissaient aux Parisiens des distractions aussi frivoles que variées... »

C'est en ces termes que l'émigré Dampmartin résur

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les traits caractéristiques de l'Europe à l'extrême dixhuitième siècle, et il est d'accord avec l'impression générale celle de Rousseau en 1772 comme celle de Voltaire : de là à s'imaginer que l'unité morale du monde était proche et que les différences locales allaient s'évanouir sous l'éclat des « lumières », il n'y avait qu'un pas; et l'on voit assez, aux témoignages de beaucoup de voyageurs français à la fin de l'Ancien Régime, qu'ils portent en tous lieux leur goût de l'unité systématique, traitant comme des survivances, aussi imprévues que ridicules, les singularités trop marquées auxquelles il leur advient de se heurter. Les expériences forcées des émigrés eurent ce résultat de multiplier les contacts avec des «< vieilleries >> insoupçonnées; car la dispersion, outre qu'elle conduisit bien des Français en des régions que le siècle avait peu pratiquées, initiait durement ces aristocrates aux plus humbles réalités. Le hasard des relais de poste, la malencontre des essieux rompus ou des hôtelleries pleines, l'ennui des bourses vides et des lettres qui n'arrivent pas, ces gaies aventures d'un voyage de plaisance se trouvaient singulièrement aggravées désormais, quand l'hostilité de l'indigène, la défiance du douanier ou du garde-barrière s'opposaient à l'impécuniosité du voyageur et aux doléances de l'exilé. C'est donc une école nouvelle que font à leur corps défendant nos voyageurs, d'autant plus riche en leçons qu'elle est plus sévère (1).

(1) Itinéraires généraux : [FORTIA DE PILES et BOISGELIN DE KERDU], Voyage de deux Français en Allemagne, Danemark, Suède, Russie et Pologne, fait en 1790-92, 4 vol. Paris, 1796; traduction anglaise illustrée en 2 vol. Londres, 1810; ANOT et MALFILATRE, les Deux voyageurs, ou Lettres sur la Belgique, la Hollande... Reims, 1802; Collectes à travers l'Europe pour les prêtres français déportés. pub. par l'abbé JEROME, Paris, 1897; Mémoires et voyages du due d'Enghien, précédés d'une notice sur sa vie et sa mort, par le comte DE CHOULET, Moulins, 1841 ; J.-A. GOURBILLON, Lettres à Mme de T... sur un voyage d'Italie en Hollande, Paris, 1806. Pour les Mémoires, voir plus loin, chap. v.

I

L'Angleterre (1) était restée, en dépit d'un début assez vif de réaction dans les vues françaises, le pays par excellence au gré de nos philosophes : un Éden raisonnable où le sens civique, la liberté et peut-être l'égalité avaient leurs racines en pleine terre. Tel avait été, de Montesquieu à Necker, de Voltaire à Raynal et à S. Mercier, l'essentiel de la « légende » britannique dans notre dix-huitième siècle. Un fond d'hostilité politique et religieuse avait, sans doute, laissé bien des Français indifférents à ces mérites supposés. Or, nombre d'émigrés sont surpris de constater politique et réaction tory mises à part qu'en réalité peu de pays sont plus hiérarchiques, plus aristocratiques, plus attachés à des traditions de liberté civile, sans doute, mais plus disposés aussi à limiter les droits de l'individu par de vieux usages et par le contrôle de l'opinion. Le « franc-jeu » parlementaire, l'inviolabilité de la foi individuelle et du domicile

(1) [LA TOCNAYE], « Fragments d'une promenade autour de la Grande-Bretagne » (Journal de Lausanne, 1798, t. X, p. 228); Promenades d'un Français dans l'Irlande, Dublin, 1797, 2e éd. Brunswick 1801, trad. ang. 1797, all. 1801; Promenade autour de la GrandeBretagne, précédée de quelques détails sur la campagne du duc de Brunswick, Edimbourg, 1795, rééditée à Brunswick en 1801, trad. ell. Riga, 1797, Leipzig, 1801; CHATEAUBRIAND, « De l'Angleterre at des Anglais » (Mercure de France, 16 messidor IX); De Levis, l'Angleterre au commencement du dix-neuvième siècle, Paris, 1814; A. DE GOURBILLON et J. W. DICKINSON, l'Angleterre et les Anglais (adapté de Southey), 3 vol. Paris, 1817; [ANON.], la Galerie anglaise ou Fecueil de traits plaisants, d'anecdotes et de reparties bizarres, et retracées à dessein de caractériser cette nation, extrait du portefeuille d'un émigré français... Paris, 1802; l'Angleterre en 1800, 2 vol. Cologne et Paris, 1801; Augusta ou Tableau comparatif des mœurs françaises et anglaises, par un émigré, Paris, 1801.

particulier, voilà, par contre, des particularités que de plus rapides voyageurs avaient insuffisamment discernées en Angleterre et que les émigrés apprirent à estimer; encore s'aperçurent-ils assez vite que c'étaient là des libertés de fait plutôt que les postulats de ces « droits de l'homme » abstraits qui enchantaient, depuis la guerre d'Amérique, toute la jeune noblesse de France. « Les progrès de la nation anglaise dans la carrière de la saine philosophie et de la liberté politique, décrète l'auteur d'une Angleterre en 1801, se sont ralentis, et à plusieurs égards la marche est devenue rétrograde depuis que la mer et l'argent absorbent le temps et les facultés intellectuelles de la très grande majorité des habitants. »

D'autre part, la boxe en plein air, la persistante popularité des combats de coqs, l'allure sans aménité des gens du peuple et surtout des cockneys londoniens, le chant nocturne des watchmen, la rigidité de certaines coutumes déconcertent nos aristocrates. « Je compris, dit Mme de Gontaut-Biron, ce que les Français éprouvent en arrivant un dimanche à Londres. Le silence, le peu de mouvement surprend, et l'on risque en y arrivant d'être saisi par une attaque de spleen, qui se dissipe le lundi par un beau soleil à Hyde Park. » Les émigrés, on l'a vu, par ignorance moins que par amour-propre, évitaient de marcher sur les trottoirs et préféraient le milieu de la chaussée au risque de se faire écraser. « Le plus grand nombre habitait aux environs du Strand, et c'est dans cette rue qu'on les rencontrait le plus souvent, en train de commenter les nouvelles, gesticulant et faisant des éclats de voix qui scandalisaient les Anglais. » Mais si le spectacle de la rue est déconcertant, la vie mondaine serat-elle plus analogue aux dispositions de nos légers et volubiles aristocrates? « Chaque fois [que je me rends chez lady Arrington], écrit La Ferronays, je m'étonne en entrant du silence qui règne dans cet immense salon

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