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seurs, les amateurs attachés à l'ancienne doctrine, ou la bourgeoisie parisienne habituée à applaudir de confiance un répertoire auquel le collège l'a initiée, auquel, par surcroît, le style Empire lui a fait prendre un goût renouvelé. Eux, les émigrés, avaient reçu à leur corps défendant une sorte d'initiation prélalable à ce qui sera, pour de moins aventureux habitués de la Comédie-Française, la plus scandaleuse révolte.

CHAPITRE V

MÉMOIRES ROMANESQUES ET ROMANS D'EXIL

Tout est vraisemblable et tout est romanesque dans la révolution de France... les rencontres les plus extraordinaires, les plus déplorables situations deviennent des événements communs et surpassent ce que les auteurs de romans peuvent imaginer. SENAC DE MEILHAN, l'Emigré (1797). Préface, p. vш.

Presque tout le monde, au premier coup d'œil, regarde l'Émigration comme une source inépuisable de romans...

Journal littéraire et bibliographique de Hambourg, février 1799.

I. Abondance des mémoires déjà publiés : encore n'y a-t-il là qu'une petite partie de ce qui fut écrit sous la dictée des événements. Matière courante de ces témoignages personnels : c'est comme un cadre «<type>> auquel, d'avance, s'adaptent les aventures de toute une génération. Plus de souplesse et de variété, en règle générale, dans ceux de ces récits qui ont des femmes pour auteurs. Quelques échantillons de cette abondante production: elle est en tout cas, cela va sans dire, caractérisée par un moi dominateur. II. Le roman: raisons qui l'ont empêché de se modeler avec l'aisance qu'on attendrait sur une matière aussi romanesque, ou sur de nouveaux types épars en Europe: habitude du roman par lettres ou de l'intrigue sentimentale. Quelques théories du roman. - III. Dampmartin; Mme de Flahaut et la protestation contre la sécheresse masculine; Mme de Genlis et les utilisations commodes et pédagogiques. IV. Senac de Meilhan, l'Emigré il manque à ce roman par lettres une entente plus avisée des conflits psycholo. giques provoqués par les rencontres de sensibilités différemment ac

cordées et que l'amour, en particulier, met en conflit plutôt qu'en harmonie Adolphe de B. Constant, à cet égard, est un témoignage autrement décisif. V. Autour du roman traditionnel: Chateaubriand lyrique, Xavier de Maistre, Boufflers, Sévelinges, Coiffier, etc.

- VI. Notion plus fervente de l'amour qui s'ébauche dans ces tentatives de romans sentimentaux.

I

D'après un calcul digne de créance (1), le dixième environ des mémoires, souvenirs, relations, rapportés d'exil par des émigrés de l'un ou l'autre sexe aurait seul passé par les presses, et pourtant le chiffre de ces témoignages déjà publiés atteignait vers 1900 deux cents! Dix-huit cents autres récits auraient disparu, ou dormiraient dans la poudre des archives de famille, parfois dans les dossiers de police constitués après une visite domiciliaire, une enquête, une saisie. On juge par là si elle fut prompte à déployer ses écritoires ou à griffonner sur des papiers de rencontre, cette France d'exil, dans le dépaysement et le désœuvrement propices aux confidences, en plein romanesque involontaire, dans un pêlemêle inouï des conditions et des personnes que des observateurs sagaces déclaraient « digne du temps de la tour de Babel. >>

Faut-il regretter que notre âge ne soit sans doute pas propice, et ne le redevienne peut-être jamais, à l'exhumation totale de si abondants souvenirs? Quel succès n'ont pas trouvé auprès du grand public les admirables Mémoires d'outre-tombe, d'une si souple variété de ton et d'un relief si pittoresque, dont les chapitres d'exil, Amérique, Rhénanie, Angleterre, donnent en quelque sorte

(1) Frédéric MASSON, Introduction aux Mémoires du comte de Moriolles, Paris, 1902, p. I.

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la note fondamentale! Combien les Souvenirs de Mme de Boigne ou de Mme de la Tour du Pin, il n'y a pas vingt ans, ont ravi les lecteurs pour qui comptent avant tout, en ces matières, l'esprit, fût-il méchant, ou le caractère, surtout agrémenté de bonté ! Des exemples comme ceuxlà font souhaiter qu'affleurent à leur tour au grand jour d'autres exemplaires de ces innombrables relations. On verrait alors en plus grande variété encore, comme à travers les transparences colorées d'un belvédère suranné, une époque extraordinaire se nuancer des couleurs de la personnalité et du style.

Et pourtant! lisez dix récits sur l'Émigration, et vous serez charmé, presque sans faute, et sans égard pour la qualité proprement littéraire des auteurs. Lisez-en vingt, vous éprouvez un peu d'ennui; lisez-en cinquante, et vous serez agacé, non seulement d'une sorte d'identité et de parallèlisme entre les situations, mais de la visible parenté des êtres, de leur manière trop identique de réagir aux événements.

Les événements? On commence par prendre sa part, grande ou petite, de la fameuse « douceur de vivre »; on est à Paris, à Versailles ou dans les provinces, mousquetaire ou page, curé de village ou diplomate, conseiller à mortier ou gentilhomme campagnard, chanoinesse ou dame d'honneur. On est tout juste inquiété, çà et là, par les indices de la «< fermentation des esprits », mais nul ne songe à tenter un véritable effort pour remettre de l'ordre dans les affaires du royaume; bien mieux, les tentatives des ministres réformateurs, les vélléités du souverain lui-même sont presque toujours signalées avec un sourire de pitié. On salue avec un enthousiasme ingénu l'émancipation américaine, les premiers événements de la Révolution. On est, presque toujours, tellement pénétré de l'esprit du temps, qu'on fait de la «< philosophie » comme M. Jourdain de la prose; on est sceptique

sans véritable esprit critique, philanthrope par élan et sans responsabilité, sensible sans émotion profonde, individualiste sans désir de perfectionner sa personnalité; mais on est si frotté d'humanité que, la plupart du temps, tout cela fait un ensemble charmant de vertus moyennes et de défauts avouables. Mais on ressemble un peu à ces gens du monde dont parlera Mme de Staël, qui passent en groupe en face d'une glace en pied, et qui se voient si semblables les uns aux autres que ceux qui veulent se reconnaître sont obligés de se faire à euxmêmes un petit signe de tête dans le panneau qui les reflète...

Après quoi, les événements se déroulent et s'enchaînent. La « grande peur » secoue d'un mystérieux frisson certaines provinces. Des faces patibulaires donnent à réfléchir aux habitants des grandes villes. Les premières défections de la Cour créent à l'étranger des centres de ralliement; on a souvent franchi la frontière, une première fois, dès 89, sans difficulté et pour laisser passer une alerte. De retour en France, on hésite, on s'inquiète, puis on s'évade à la barbe des gardes nationaux ou de simples civils, patriotes soupçonneux. Le goût du danger couru semble donner une sorte de légitimité à un crime de lèse-patrie; ou bien on invoque l'honneur, on obéit à la crainte, on cède aux exhortations d'amis ou de parents plus pressés. On arrive dans l'un des cantonnements de l'armée des Princes et du contingent de Condé, si l'on est en état de porter les armes ; si l'on est une femme ou un non-combattant, et qu'on n'appartienne pas aux détestables entourages des Prétendants, on échoue dans quelque étrange résidence en bordure de la France et proche de ses frontières, d'où il faut en général se sauver à l'approche des sans-culottes. Le pain amer de l'étranger, l'absence de nouvelles, l'incertitude de l'avenir autant d'expériences qui, vers 93, s'aggravent, puis s'atténuent,

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