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bien que nos ci-devant s'en avisent les circonstances ont changé. C'est pour leurs œuvres que les hommes dont c'est le métier réserveront le meilleur de leur esprit. Goethe, à l'approche de Mme de Staël, n'est pas du tout enchanté qu'elle s'annonce, « non comme une dame de Paris, mais comme la femme du monde qui a le plus pleuré à la lecture de Werther et d'Egmont. » Il sait bien que sans initiation préalable, c'est en malentendus que se résout un entretien qui, de proche en proche, met en cause le tréfonds des croyances, qu'on ne jette pas volontiers dans la circulation ainsi; et si la conversation se meut dans les banalités, pourquoi en faire autre chose qu'un simple passe-temps ou qu'un divertissement de bonne société ?

Il faut bien que les amateurs en fassent leur deuil : dans une société spécialisée, on devra de moins en moins compter sur le maniement des idées en commun; et les propos galants, d'autre part, trouveront-ils encore accès, du moins sous leur ancienne forme, dans un monde affairé? Des publics nouveaux conquièrent leur place au soleil, et toutes les bienséances du monde n'empêcheront pas le ton des salons d'aller, sinon du même pas, du moins dans le même sens. A Kiew, chez Mme Davidoff qui est une Grammont-Polignac, on prend plaisir à se raconter des histoires << bien effrayantes » à la lueur d'une seule bougie, visions, prédictions et fantômes; dans le voisinage de Mazeppa, on y apporte autrement de complicité d'imagination qu'aux soupers de Cazotte. Mme de Lage de Volude, en 1835, se rappelle encore les lectures à haute voix qu'on lui faisait de Mathilde ou le Souterrain, de miss Sophie Lee. « C'était le comte Charles de Damas qui me le lisait à Londres, dans l'hiver de 1795, pendant que je travaillais pour vivre. Il y avait des endroits qui l'attendrissaient tellement que son gosier se serrait; il ne pouvait plus continuer et moi, mes larmes tombaient

sur mon métier... » Passe pour un bref intermède de ce genre, chez Mme du Deffand ou chez Mme de Luxembourg les temps ne sont-ils pas bien changés, pour que cette façon de passer les soirées se reproduise à chaque soir de toute une saison d'hiver?

On disait plaisamment, au dix-huitième siècle, que si des Européens se trouvaient en nombre dans quelque pays neuf, et qu'il s'agît de construire un premier édifice d'utilité publique, des Espagnols se concertaient pour édifier une église, des Allemands une tabagie, des Anglais un club et des Français un théâtre. Le genre dramatique, associé pendant deux siècles à la vie de salon qui en avait été la régulatrice et l'arbitre, va subir dans l'Émigration des changements profonds. Bien des scènes de société seront le premier centre de ralliement des milieux français reconstitués; ou bien; comme pour nos attendris de tout à l'heure, des lectures à haute voix donneront l'illusion partielle de ce délassement favori. Les goûts anciens persisteront sur bien des points; il leur faudra cependant céder la place à des nouveautés plus ou moins authentiques. Résultats de l'expérience, imitation de choses scéniques étrangères, une dramaturgie dédaignée, à peine admise en France, jusque-là, à titre d'aventure isolée, s'insinuera dans les esprits et reviendra en France comme le seul art possible de l'avenir.

CHAPITRE IV

TRÉTEAUX ET COULISSES

Les tragédies restent recherchées comme des ouvrages précieux par la beauté du style, par l'intérêt des situations, par la force des maximes, par la noblesse des sentiments; mais elles offrent des objets hors de nature, qui touchent pour peu de moments,

sans influer en rien sur notre conduite. DAMPMARTIN, Fragments moraux et littéraires, p. XXXV. Des Spectacles.

Iffland me disait : « Nous trouvons vos comédies sans mouvement, sans intérêt; tout y est prévu, rien ne nous y surprend. Ce sont de longues conversations, fort bien faites, si vous voulez, mais trop froides... »

BEAUNOIR, Théâtre des Variétés étrangères, t. III.

Curiosité persistante et fidèle attachement de l'Émigration pour les choses de théâtre, où le prestige français semble incontestable et reste grand, où cependant d'autres formules se développent. I. Shakespeare, une dramaturgie shakespearienne, en effet, ont commencé à dominer la scène tragique dans une grande partie de l'Europe; souvent même survivent des formes plus anciennes de dramaturgie, religieuse ou païenne, dont s'avisent les émigrés.

II. Les tentatives dramatiques certaines restent fidèles à l'ancienne tragédie; dès qu'il s'agit de tirer parti des événements historiques contemporains, la matière fait éclater les cadres traditionnels Louis XVI et Marie-Antoinette sujets de pièces nouvelles. Beaumarchais et Pixérécourt émigrés. III. La comédie : tendances qui menacent ses variétés les plus courantes, les plus goûtées du beau monde. Kotzebue et ses interprètes; Mme Bursay

chez le prince Henri, puis à Hambourg et à Brunswick, traductrice de Misanthropie et Repentir. IV. L'art de l'acteur : là encore, les sollicitations du « mélange des genres » sont puissantes. Le diseur Le Texier. V. Germes d'innovations contenues dans toutes ces expériences.

Le dialogue aigre-doux que Mme de Staël, au VIIe livre de Corinne, imaginera entre le comte d'Erfeuil, « émigré français », et M. Edgermond, « gentilhomme anglais », a dû s'engager sur une infinité de points de l'émigration. Ici, l'on est à Rome, dans un salon de cette Cosmopolis où les mérites relatifs des nations n'ont jamais manqué d'être discutés, étant évoqués en chair et en os par des personnages qui les incarnent ou qui les démentent. Les Italiens et les Anglais de Mme de Staël sont alliés, pour s'élever contre une orthodoxie littéraire exclusive : ils opposent un front unique au trop aimable tenant du classicisme français.

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Vous m'avouerez au moins, reprit le comte d'Erfeuil, qu'il est un rapport sous lequel nous n'avons rien à apprendre de personne. Notre théâtre est décidément le premier de l'Europe, car je ne pense pas que les Anglais eux-mêmes imaginassent de nous opposer Shakespeare. Je vous demande pardon, interrompit M. Edgermond, ils l'imaginent. Et, ce mot dit, il rentra dans le silence. Alors je n'ai rien à dire, continua le comte d'Erfeuil, avec un sourire qui exprimait un dédain gracieux, chacun peut penser ce qu'il veut; mais enfin je persiste à croire qu'on peut affirmer sans présomption que nous sommes les premiers dans l'art dramatique... Il nous serait impossible de supporter sur la scène les inconséquences des Grecs, ni les monstruosités de Shakespeare; les Français ont un goût trop pur pour cela. Notre théâtre est le modèle de la délicatesse et de l'élégance, c'est là ce qui le distingue; et ce serait nous plonger dans la barbarie, que de vouloir introduire rien d'étranger parmi nous.

Paroles imprudentes, et qui provoquaient, surtout depuis le dernier quart du dix-huitième siècle, des dé

mentis de plus en plus catégoriques! En France déjà, des incidents significatifs avaient mis aux prises des systèmes où le « génie » et le « goût » s'affrontaient, où se heurtaient Corneille et Shakespeare; mais les efforts des « dramaturges » et de leurs partisans, en dépit de gros succès, s'étaient heurtés à un ensemble éprouvé de chefs-d'œuvre, à la solidité d'une tradition d'un siècle et demi, aux réputations acquises et aux habitudes invétérées autant qu'aux répugnances du goût « distingué ». Des genres mitoyens, glorifiés par les novateurs, s'étaient conquis une place à part plutôt qu'ils n'avaient détrôné la tragédie et la comédie consacrées. Or voici, comme il est naturel, qu'une ligne de moindre résistance va se trouver soumise à des expériences autrement décisives.

I

Les événements mettaient en effet la confiance esthétique des émigrés à une triple épreuve. Ils trouvaient dans plus d'un pays la scène occupée par Shakespeare, par ses disciples avoués, ou même par des survivances antérieures, irréductibles à la formule tragique de Boileau. Ils éprouvaient, par la plus dure constatation, que l'histoire dramatisée se laissait difficilement renfermer dans le cadre exigeant des trois unités. Ils apprenaient enfin que la vie de tous les jours comportait une complexité peu analogue à la fameuse séparation du tragique et du comique. De tout cela résulta, dans l'ensemble, une adhésion croissante, et souvent complète, à un «<système » que leurs habitudes ne les avaient pas préparés à goûter de droit fil.

Ils aimaient trop les joies du théâtre pour se refuser, en dépit de tout, à tâter des singularités qui leur étaient

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