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CHAPITRE III

AU HASARD DES NOUVEAUX GROUPEMENTS

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On se visitait comme en France; mais on ne s'invitait pas à dìner... Mémoires de famille de l'abbé LAMBERT.

L'exil... nous présente des objets de comparaison dont nous n'aurions jamais eu d'idée ; il établit entre nous et nos hôtes une expansion de sensibilité et de reconnaissance...

DUMOURIEZ, Mémoires, 1. VI, ch. xv.

I. La société, tant bien que mal, se reconstitue au dehors. Frivolité désespérante des milieux d'intrigue et de mondanité. Divisions presque irréconciliables entre les « purs » et les modérés. Difficulté de recréer des cercles animés de conversation dans des pays où le goût n'en était pas très répandu; entretiens plus techniques ou plus intimes. II. I'Angleterre et les soucis surtout politiques et pratiques des hommes en vue; importance des femmes de lettres dans la littérature apparente. III. La Suisse cosmopolite Lausanne et Coppet; moindres ressources de la Suisse allemande. IV. L'Allemagne morcelée, avec ses cours minuscules et ses calmes résidences, offre des ressources assez acceptables. Brunswick, Gotha, Weimar, etc. D'autre part, Hambourg et ses alentours. Berlin: la société juive est presque seule à pratiquer les agréments de la vie de société. Vienne, où le prince de Ligne fera centre. V. Les « Pays du Nord >> : milieux francisés de l'aristocratie scandinave; agréments de l'hospitalité polonaise; splendeurs des réceptions moscovites; nuances particulières de mondanité, où l'on est plutôt en spectacle qu'en intimité. Quelques centres caractéristiques. VI. Les pays du Midi indigence du Portugal et de l'Espagne; en Italie, vie de société assez opposée à l'esprit de conversation et à l'échange des idées : la galanterie ou le spectacle leur font tort. VII. Les États-Unis particulièrement indigents à cet égard; groupes épisodiques, et d'autant plus atta

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chés à leur désir de causerie. VIII. Centres de ralliement plus intellectuels que les milieux mondains quelques librairies françaises à l'étranger: Dulau à Londres, Fauche-Borel à Hambourg. Entreprises de publicité et de presse qui servent de lien, malgré tout, à des tentatives de vie intellectuelle en commun. Le Spectateur du Nord et Paris..., que suivra l' Ambigu, restent les deux périodiques les plus importants de l'Emigration. IX. Détérioration de la sociabilité au milieu de ces conditions nouvelles il faut en prendre son parti, c'est un aspect de l'ancienne civilisation qui ne saurait survivre aux conditions qui lui avaient donné naissance.

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Nos Français dispersés, en effet, n'auraient pas été de leur pays, s'ils ne s'étaient ingéniés à en évoquer le souvenir et à en reformer l'image dans ce qui était sa supériorité et son charme : la facile communication entre les êtres, l'agrément des libres entretiens, l'animation de sociétés modérément nombreuses, avivées par le désir de briller ou de plaire entre hommes et femmes de pareille éducation, tempérées en général par l'usage du monde et l'entente nuancée de l'urbanité. Un peu partout, au hasard des rencontres, même dans des gîtes de fortune, on fera salon. La simple joie de causer, d'échanger impressions et nouvelles, rassemblera encore, après des journées de labeur ingrat ou d'oisiveté pire, le chevalier de Saint-Louis et le curé de campagne, le parlementaire et l'ancienne dame d'atours, le hobereau et la présidente. Et, bon gré mal gré, les amis et les hôtes indigènes entreront dans la ronde : quelques-uns tout préparés à y faire leur partie et à y donner leur réplique, d'autres plus réfractaires, gens d'affaires engoncés dans leurs soucis de négoce, pédants hérissés d'une science trop technique, matrones mal à l'aise hors des tiédeurs de la nursery, ecclésiastiques défiants devant l'apparence de la frivolité, féodaux méprisants pour toute gentillesse. De nouveau, comme dans les salons de naguère ou les familières assemblées, on tentera de faire passer par le facile intermédiaire de la causerie, non seulement

les soucis du jour et les intérêts courants, mais l'échange des idées, le commentaire des livres et la critique des opinions.

I

Pauvres mondanités, le plus souvent, que ces réunions! Passe encore, au début, pour les cercles qui gravitent autour des Princes, ou à Aix-la-Chapelle où Gustave III de Suède fait centre, ou dans les milieux officiels qui s'entrouvrent aux plus titrés, et où plusieurs vont se faire nommer chambellans de cours étrangères : là, un confort durable, une sécurité provisoire permettent à un simulacre d'ancien régime de se réorganiser tant bien que mal. Mais aussi, la peste de l'intrigue et du persiflage, l'outrecuidance et la cabale y font des leurs au plus vite. Pis que cela: la lâcheté collective et dont nul ne se croit responsable, celle qui consiste, par exemple, à vilipender « le soliveau » et « l'Autrichienne », c'està-dire Louis XVI et Marie-Antoinette, à l'heure où l'on ne se lasse pas de solliciter, en leur nom, des soldats pour réduire la Révolution et de l'argent pour mener quelque train. Ou encore la vanité imbécile qui flétrit d'une insulte les tard venus, ceux qui n'ont pas cédé sans résistance à la mode de l'émigration, à qui il a fallu même l'envoi ironique d'une quenouille pour les décider à mettre une frontière entre eux et leurs compatriotes. Dans l'armée de Condé, les purs de l'intransigeance, les royalistes immaculés obligent les survenants, suspects de tiédeur, à payer d'un duel leur bienvenue, et du risque d'un coup d'épée le droit de porter le havresac et la cocarde blanche. Surenchères de jactance et de fanfaronnade qu'il faut bien mettre sur le compte d'une sociabilité dévoyée, d'un sentiment faussé de l'honneur, et qui

se chargent, par surcroît, de toutes les médiocrités de l'esprit d'antichambre. A Coblence, les allures de cette cour en rupture de ban scandalisent, et pour longtemps, les habitants du pays et les Français de bonne qualité. A l'hôtel Bellevue où pontifie quelque temps Calonne, aux Trois-Couronnes où Suleau pérore, même à Schoenbornlust et au Leyen'scher Hof où les Princes tiennent leurs conseils, quel comptoir de prétentieuses forfanteries et quelle boutique d'ambitions médiocres! De l'aveu des sages qui s'y risquent, tout cela n'est que «< cloaque d'intrigues, de cabales, de bêtises et de singeries de l'ancienne Cour... » « Je pensais, confessera un nouveau venu, que, tout occupé de grandes combinaisons politiques, on avait banni pour jamais les intrigues, les menées sourdes et surtout l'influence funeste des femmes qui sont les charmes des sociétés, mais qui ne peuvent pas saisir l'ensemble des grandes entreprises. et qui nuisent souvent aux détails; je n'ai encore aperçu que légèreté et inconséquence, des prétentions exagérées, des manières frivoles, chacun occupé de soi-même, personne de la chose publique, une ambition démesurée, des disputes pour les rangs, l'autorité divisée en plusieurs mains, flottant au gré de la faveur et de l'intrigue, une jeunesse indiscrète qui décide souverainement, un despotisme exercé sur les opinions politiques, la raison reléguée dans l'intimité de quelques gens sages qui n'osent parler tout haut, qui ne sont ni écoutés, ni consultés, ni employés, enfin le tableau mouvant de toutes les passions, de toutes les exagérations... >>

Est-il vrai, quand cet « établissement » de Coblence dut se dissoudre, que l'argenterie et le linge prêtés par l'Électeur à ses neveux furent rendus fort diminués, quatre-vingt dix couverts et huit cents serviettes ayant manqué à l'inventaire? Ce fut un soulagement pour les pays rhénans, en tout cas, de voir disparaître ce nid

d'intrigues et d'élégances frelatées. Worms, où résidaient les Condé, causait un moindre scandale; et d'ailleurs, dans ses longues errances à travers l'Europe, un scrupule de discipline et de tenue fit en général assez d'honneur à cette armée de seize cents gentilshommes. Au contraire, il fallut la détresse financière la plus lourde pour amener les comtes de Provence et d'Artois à alléger leur train et à réduire les apparences de leur souveraineté déracinée; le Nassauer Hof, à Hamm en Westphalie, était encore tout encombré de livrées et d'uniformes (1). A Mittau, chez le futur Louis XVIII, le diapason baisse sérieusement; à Edimbourg, la petite cour du futur Charles X, guettée par les créanciers du voisinage, n'eut pas non plus à attendre la mort de la favorite, Mme de Polastron, en 1804, pour faire montre de moins de désinvolture (2).

Il y avait assurément, dans cette infatuation initiale qu'on ne peut s'empêcher de juger un peu macabre, l'indice excusable d'une dignité royale et d'une élégance française que l'on prétendait conserver à tout prix. Ce qui choque surtout, c'est le refus de s'adapter à la réalité, d'envisager celle-ci avec franchise aggravé par l'amertume inévitable des exils, aiguisé d'une humeur de plus en plus amère contre une Europe si peu opérante, si peu clairvoyante, un tel repliement sur un fonds appauvri d'intelligence et de sincérité finit par impatienter, comme la plus douloureuse incapacité de tact et de jugement. Ces groupes impénitents serrés autour des prétendants

(1) [Chr. VON STRAMBERG], Derkwürdiger und nützlicher Rheinischer Antiquarius, Mittelrhein. Abteilung, I, I, Coblenz, 1851; Al. DOMINICUS, Coblenz unter dem letzten Kurfürsten von Trier, Coblenz, 1869; M. F. ESSELLEN, Beschreibung und kurze Geschichte des Kreises Hamm, Hamm, 1851. Un haineux témoignage contemporain est celui de Laukhard, Marki von Gebrian, Leipzig, 1800; un tableau impartial dans P. DE VAISSIÈRE, A Coblence, Paris, 1824.

(2) A.-F. STEUART, The exiled Bourbons in Scotland, Edinburgh, 1908. Sur Mittau, E. Komarowski dans les Archives russes de 1867, p. 522.

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