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auraient eu à se déprendre de tout ce qui était leur viatique jusqu'à leurs propres qualités ou leurs défauts ne leur apparaissaient plus guère. Il faudra l'intuition déliée d'une petite juive de Berlin, Rahel Levin, pour diagnostiquer tout au fond, chez un cynique à la mode comme le roué Tilly, « et tous les Français ont de lui quelque chose », « un tout petit enfant innocent caché sous les dehors de l'homme de cour, du mondain le plus corrompu. » Talleyrand a déjà, en 1794, l'âme usée par une jeunesse anormale, par une connaissance précoce des hommes et par ses propres débuts dans l'apostasie : quelle révélation imprévue, au cours de ses chevauchées nocturnes dans la brousse américaine, que de sentir la plénitude de la vie l'envahir, et se détendre au fond de lui-même la crispation d'une conscience trop clairvoyante et d'un intellect trop sur ses gardes! Le vieux Lavater, à Zurich, reçoit de nombreux aristocrates français qui goûtent ici la pauvre joie d'être réconfortés dans leur meilleur moi par un homme simple à figure de sage et à prétention de voyant. Et, dans les couvents d'Espagne et d'Italie, nombreux seront ceux qui trouveront la paix de l'âme et s'en reconnaîtront dignes, alors que rien

sauf le respect humain sans doute ne les eût empêchés de chercher le même apaisement dans une retraite française. « Il faut, dit Senancour, se séparer des choses humaines, non pas pour voir qu'elles pourraient être changées, mais pour oser le croire... »

Comme des encouragements de ce genre peuvent, d'autorité, briser le cercle aride tracé autour des âmes! La vie, surtout, se chargera du reste pour nombre d'émigrés à la littérature d'enregistrer ces variations, liées dorénavant à d'incroyables expériences. Dure école, et qui pourtant, cela va de soi, restera sans effet pour beaucoup de ces gens. C'est l'un d'eux qui, à leur sujet, a lancé la plaisante formule de «< ceux qui n'ont rien appris

ni rien oublié »; à demi exacte pour les choses politiques, elle est plus vraie pour celles de la sensibilité et de l'entendement. La jactance, la légèreté, la superficielle insouciance ont persisté, n'en doutons point, et ont même fait figure de qualités chez beaucoup de nos « ci-devant » voués à la pathétique aventure: en vain les talons rouges de ceux-ci se gauchiront à errer sur les grands chemins, ou à gravir, comme dit Dante, l'âpre escalier de l'étranger. Au contraire, huit, quinze, vingt-cinq années d'errance ou d'exil soumirent à une rigueur imprévue et à un amer apprentissage ceux qui se montrèrent plus souples. Des bizarreries vétustes accrochèrent leur curiosité; des préjugés exotiques remplacèrent de vieilles habitudes; mais aussi, des zones engourdies de la sensibilité se ranimèrent; des curiosités mieux informées piquèrent les esprits, et de nouveaux attraits sollicitèrent les cœurs. De ces expériences que traversaient à contre-cœur des milliers de Français, une littérature plutôt hésitante que parfaite a porté témoignage; elle devait cependant enrichir d'une façon durable la somme des œuvres qui sont devenues notre patrimoine, et préparer à de nouvelles manières de sentir l'âge qui devait suivre celui des épreuves.

CHAPITRE PREMIER

LA RUPTURE DE LA VIE DE SOCIÉTÉ

« Il est triste de joindre à tous les malheurs inévitables dont on est accablé celui de vivre isolé et éloigné de toutes les personnes avec qui on pourrait se consoler et les oublier quelquefois... »

Lettre de Mme de Saulx-Tavannes,

sur la route de Tournai, 11 janvier 1791 (P. DE VAISSIÈRE, Lettres d'aristocrates, p. 377).

<< Liberté primitive, je te retrouve enfin !... Est-ce sur le front de l'homme de la société, ou sur le mien, qu'est gravé le sceau immortel de notre origine ?... >>>

CHATEAUBRIAND, Journal sans date (Voyage en Amérique).

I. Le fait essentiel de l'Émigration : la brusque fin de la vie de société et de la fameuse « douceur de vivre ». Dépaysement moral des uns, sentiment de parfaite libération et de joyeuse ardeur chez quelques autres. II. A défaut d'une discipline pour la solitude, la notion de l'homme primitif » aide les émigrés à se trouver assez à l'aise dans leur individualisme forcé. Chateaubriand et ses rêveries passionnées en face de la nature. III. Senancour et sa recherche des permanences » humaines. IV. Xavier de Maistre et son enjouement sentimental dans la réclusion solitaire; quelques femmes et leur témoignage d'assentiment timide ou hardi. V. Dangers et limites de ce refoulement qui, à la longue, tourne à l'incurable mélancolie, au « vague à l'âme » chez certains peu de suicides, cependant, parmi les émigrés. VI. Les exigences de la vie matérielle et le travail, diversions acceptées galamment plutôt que nécessités évidentes et salubres pour l'homme. Endolorisse

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ment laissé aux esprits par une longue épreuve dans l'éparpillement et l'instabilité : c'est l'empreinte dont restera marquée toute une génération.

I

La première experience, et la plus émouvante, qu'aient pu connaître les Français qui passèrent la frontière à partir du 14 juillet 1789, ce fut la fin, la brusque fin de la vie de société. Sans doute, beaucoup d'entre eux émigraient en famille ou en groupe, allaient joindre une armée ou une « colonie » qui les remettaient aussitôt au contact de leurs semblables; les hasards de l'exil permettront même à la plupart de retrouver ici ou là des apparences de salons, des cercles qu'anime, tout au moins, la causerie entre gens de pareille éducation; même au milieu des étrangers hostiles ou accueillants, plus d'un groupe se reconstituera qui pourra faire illusion. Il n'en reste pas moins que la grande caractéristique française, cette sorte de basse continue qui donne au dix-huitième siècle sa vraie résonnance, fait tout à coup défaut et cruellement s'interrompt. Dans l'émiettement qui disperse au hasard des gîtes ces milliers de Français des classes cultivées, il ne faudra plus compter, décidément, sur l'aimable complicité qui fait parler la même langue et saisir les moindres sous-entendus à toute une génération, qui transforme en mots de ralliement les propos légers, et façonne à d'analogues manières de sentir tous ceux qui se réclament de cette « société », à la fois tutelle légère et gêne tyrannique. Une sorte d'émancipation assez brusque de l'individu ne pouvait donc manquer de commencer pour de bon, dans les rangs disloqués de cette foule qui, par le Mont-Cenis ou les cols des Pyrénées, par le bateau de Jersey ou la route des Flandres, par les combes du Jura ou les eaux basses

du Rhin, allait s'éparpiller aux quatre coins du monde. Tous ces voyageurs malgré eux n'étaient pas également préparés à tirer parti de leur dispersion forcée pour un ferme retour à leur moi véritable. Ne profite des chances de la destinée que celui dont l'âme serait prête à accueillir tous les dons de la fortune; d'incorrigibles marquises et des vicomtes impénitents ne sauront jamais que regretter les sécurités ou l'artifice d'une vie toute réglée par l'opinion. Comme disait l'un d'eux, « ce qu'il y avait de meilleur dans l'Ancien Régime, c'étaient les abus. » Ceux-là ne verront assurément qu'une détresse de plus dans les rigueurs du sort qui rompent le contact entre eux et leurs pareils. Cependant, par la vogue même qu'avaient trouvée en France, au déclin du siècle, des élégiaques ou des humoristes, il y avait dans bien des esprits un terrain qui n'était que trop préparé pour une sorte d'individualisme sentimental. Mille exigences pratiques, le code de la bienséance, les règles du savoirvivre, avaient interdit en général l'approfondissement de ce domaine intérieur; ce sont les faits eux-mêmes qui le prescrivent ou l'excusent désormais. Et quelle ampleur prend la réflexion solitaire, quand la détresse matérielle, l'incertitude de l'avenir viennent s'ajouter au désarroi de l'être désemparé !

Le prestige ambigu de Jean-Jacques, dans les premiers temps de l'Émigration, s'exerce doublement sur ces aristocrates, devenus plus semblables, quoi qu'ils en aient, au promeneur solitaire ou à Saint-Preux. L'un d'eux, Colleville, un ami de Florian, reste en 1790 « quinze jours dans la petite ville de Thonon, d'où j'apercevais les rochers de Meillerie, tout exprès pour relire les lettres brûlantes que Jean-Jacques écrivit au pied des glaciers qui s'élèvent en ces lieux (1) ». Dampmartin, Provençal

(1) Archives nationales, F7 6151 (et, sans doute, F7 3371 et 3431, pour le même personnage).

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