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temps de Rome, même ceux de la classe élevée, n'étaient point très riches, et que, par suite, les donations durent être alors bien peu fréquentes ; d'autant qu'à leur pauvreté il faut ajouter leur avarice légendaire.

Enfin, en dehors des considérations précédentes, nous pouvons argumenter d'une façon plus positive des dispositions de la loi Cincia. Ce plébiscite voté, sur la proposition du tribun Cincius Alimentus vigoureusement appuyé par Caton, au milieu du VIe siècle de Rome, sous le nom de lex de donis et muneribus ou lex muneralis, qui ne permit les donations que dans certaines limites, excepta de ses dispositions restrictives certaines personnes privilégiées au nombre desquelles elle énumère les fiancés et les époux. Il est naturel d'en conclure qu'avant comme après cette loi, nulle prohibition ne frappait les donations entre fiancés ou entre époux (4). M. de Savigny (5) résiste, il est vrai, à ce que cet argument a de concluant. Pour soutenir le système contraire à celui que nous admettons, pour soutenir le système d'après lequel la prohibition des donations entre époux aurait passé de la législation athénienne dans la législation romaine à une époque très reculée, il répond qu'à la vérité la loi Cincia exceptait les époux de la restriction qu'elle édictait, mais seulement pour certaines donations (notons que plusieurs de ces donations, les donations mortis causâ, divortii causâ, n'existaient pas encore) qui échappaient antérieurement à la prohibition générale et que nous trouverons plus loin faisant exception à la prohibition des donations entre époux à l'époque où il est sans conteste que cette prohibition exista. Cette explication est plus spécieuse que sérieuse. Il est plus naturel de croire que la faveur dont durent jouir à juste titre, comme nous allons le voir, les libéralités à

(4) Fragmenta Vaticana, 302.

(5) Traité de droit romain, IV, 165.

cause de mort lorsque le mariage était accompagné de la manus dut s'étendre aux libéralités entre vifs lorsque l'affaiblissement de la manus les rendit possibles. Cellesci furent, sans nul doute, traitées d'abord de la même façon, et ce ne fut que plus tard que les inconvénients qui se révélèrent dans leur application les firent traiter avec rigueur. Etant donné que nous n'avons aucun texte sur la question dans ce qui nous est parvenu des XII Tables, le texte que nous avons à ce sujet sur la loi Cincia ne faisant pas de distinction, ce texte, corroboré par les considérations précédentes, me paraît ne pas devoir laisser de doute sur le système à accueillir.

Nous avons dit que les libéralités à cause de mort, primitivement impossibles entre époux, devinrent possibles dès la fin du Ve siècle. Avant cette époque, les deux seuls moyens de disposer à cause de mort étaient le testament calatis comiciis et le testament in procinctu. Ces deux manières de tester présentaient de tels inconvénients (en cas de péril imminent, par exemple), que l'on dut songer bientôt à se passer d'elles. On imagina de vendre fictivement tous ses biens et de charger l'acheteur de les distribuer aux personnes qu'on lui désignait. Ce procédé, dont les époux pouvaient faire usage, est la familiæ mancipatio. C'était une sorte de fideicommis non obligatoire. Les gratifiés venaient prendre part à la succession du de cujus, mais non à titre de légataires (à défaut de formule impérative). Aussi les textes distinguent-ils à cette époque le legs et la mortis causâ capio (6). On a dit que la mortis causâ capio se confondait avec la donation à cause de mort. Mais nous verrons dans le chapitre suivant que celle-ci n'apparut guère avant le IIe siècle de l'ère chrétienne dans la législation romaine.

(6) Gaïus, II, 224. - 31, pr. D. 39, 6.

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La familiæ mancipatio présentait elle-même des inconvénients considérables. Le familiæ emptor, à la bonne foi duquel il fallait s'en remettre, était maître de la situation. Aussi transforma-t-on bientôt la familiæ mancipatio et en fit-on un véritable mode de tester, la rappelant quant à la forme : le testament per æs et libram. Désormais les époux purent s'instituer héritiers. Désormais les legs furent possibles entre eux, ainsi que les mortis causa capiones qui subsistèrent quelque temps parallèlement pour désigner les legs irréguliers. Lorsque le legs per damnationem reçut une portée générale vers le milieu du VII siècle, la fusion s'opéra entre le legs et la mortis causâ capio (7).

Les libéralités à cause de mort, et spécialement les libéralités testamentaires, paraissent avoir été fort usitées entre époux. Dans le mariage avec manus, les seules dispositions à cause de mort possibles sont celles du mari en faveur de sa femme. Le mari, seul détenteur des biens de toute la famille, tenait à les distribuer à sa mort entre tous ses membres selon ce qu'il jugeait devoir revenir à chacun. La femme in manu, il est vrai, considérée comme fille de son mari, lui succédait bien ab intestat. Mais les libéralités testamentaires du mari excédaient ordinairement de beaucoup ce droit héréditaire.

Pour la femme libre, il en fut de même. Le mari prédécédé, ayant acquis la propriété de la dot, la femme n'eut longtemps aucune action pour la réclamer: Aulu-Gell (8) nous apprend que l'action en restitution de dot ne fut créée par le préteur que pour remédier à cette acquisition définitive en cas de divorce. D'où l'habitude des maris de léguer au moins la valeur de leurs dots à leurs femmes. La veuve, qu'elle ait été ou non in manu, avait toujours droit à une récompense (9).

(7) E. Cuq. Nouvelle revue historique, 1886, p. 533.

(8) Nuits attiques, IV, 5.

(9) Esmein Nouvelle revue hist. 1884, p. 1.

De ce qui précède, je conclurai donc que jusqu'à une époque postérieure au milieu du VIe siècle, nulle règle spéciale ne régit en droit romain les libéralités entre époux. Dans le mariage avec manus, les seules dispositions possibles sont celles faites à cause de mort du mari à la femme. Dans le mariage libre, les donations entre vifs sont possibles entre époux comme entre fiancés (celles-ci maintenues en général que le mariage s'accomplisse ou non); les libéralités à cause de mort, comme les libéralités entre vifs. Toutes ces libéralités étaient même considérées avec faveur, et la loi Cincia, la restrictive des donations en général, ne restreignit en rien les donations entre époux. Ce ne fut que postérieurement à cette loi qu'une évolution s'opéra sur ce point dans la législation romaine, et c'est cette évolution que nous exposerons dans le chapitre suivant.

9. Mais avant de passer à cette phase nouvelle du droit romain, arrêtons-nous un instant pour jeter un coup d'œil sur le chemin que nous avons jusqu'ici parcouru. En somme, dans les législations primitives, la situation inférieure de la personne de la femme a fait résoudre d'une manière fort simple la question des rapports pécuniaires des époux. On atteignit l'unité du patrimoine conjugal, conséquence naturelle de l'union des conjoints, en supprimant le patrimoine de la femme, en l'absorbant dans celui du mari. On résolut la question, non en dénouant, mais en tranchant la difficulté. La société ainsi créée entre époux, si on peut y voir une société, était léonine au suprême degré, au point de vue pécuniaire, comme d'ailleurs au point de vue personnel. De cette première conception des rapports des époux quant aux biens, découlait l'impossibilité de comprendre des donations entre époux, non que tout fût commun entre eux, mais parce que tout ce que l'un acquérait, c'était pour le compte del'autre. On n'aurait pu concevoir que des libéralités à cause de mort faites par le mari à sa femme. Mais les donations à cause de mort supposent déjà un certain raffinement dans la législation, et le testament lui-même, la source la plus ancienne des gains de survie volontaires, n'apparaît généralement qu'assez tard dans les législations primitives.

Naturellement, les libéralités à cause de mort durent être favorablement considérées entre époux, lorsqu'elles furent en usage, et cette faveur s'étendit d'abord à toutes les libéralités entre époux quand l'émancipation civile de la femme commença à battre en brèche l'antique régime matrimonial représenté à Rome par le régime de la manus.

Le développement des idées juridiques fit que l'on dut renoncer à la solution facile qu'on avait d'abord adoptée, et il fallut chercher à résoudre véritablement la question. Je dois dire que les Romains, pas plus que les autres peuples de l'antiquité, n'y parvinrent. L'égalité des personnes de l'homme et de la femme mariés ensemble conduisit les Romains à admettre l'égalité entre eux quant à la jouissance des droits pécuniaires: désormais le patrimoine de la femme ne sera plus absorbé par le mari. Mais on ne comprit pas que l'union des patrimoines pouvait néanmoins être conservée, sans rompre l'égalité nécessaire, et on les plaça l'un à côté de l'autre, les tenant rigoureusement séparés de peur d'empiètements de l'un sur l'autre. De la seconde manière d'organiser leurs rapports pécuniaires, devait naturellement résulter entre époux la prohibition absolue des donations qui, dès lors, devenaient possibles.

Les Romains ne déduisirent pas immédiatement cette conséquence du principe nouveau. Ils considérèrent d'abord avec faveur les libéralités entre époux unis par

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