CHAPITRE DEUXIÈME LÉGISLATION DES ROMAINS SOUS LA RÉPUBLIQUE (b). Législation primitive de Rome. 7. Avec le droit romain nous serons largement dédommagés des tâtonnements auxquels nous avons été réduits dans l'étude des législations précédentes. A la vérité ses origines sont également fort obscures et, pendant une assez longue période, le droit romain est demeuré au niveau des autres droits; mais le développement systématique qui lui fut donné à partir de la loi des XII Tables, jette une certaine lumière sur ses origines mêmes. Pour les libéralités entre époux, nous trouvons, dès le seuil de leur histoire à Rome, une vive controverse qui divise profondément les interprètes modernes. Avant la loi Cincia, qui date de l'an 549 ou de l'an 550 de l'ère romaine, nous ne connaissons aucun texte sur la question. Cependant je crois certain qu'à l'origine, à Rome comme chez les autres peuples, les donations entre époux furent d'abord impossibles par suite de l'unité des patrimoines des époux confondus dans celui du mari et qu'elles ne furent ensuite pendant longtemps frappées d'aucune prohibition, quand elles devinrent possibles par suite de la distinction du patrimoine de la femme à côté de celui du mari. Chez les premiers Romains, la manus, dont l'effet est d'absorber le patrimoine de la femme dans celui du mari, fut sans doute l'accompagnement essentiel du mariage (b) Accarias: Précis de droit romain. légitime. A l'entrée des temps historiques, elle est encore d'un usage presque universel (1). On trouve, dans la cérémonie de la coemptio qui lui donnait naissance, la preuve que primitivement le mari achetait la femme à son père et même, lorsqu'à côté du mariage avec manus s'établit le mariage libre, la manus resta l'accessoire ordinaire et naturel du mariage. En effet dans tout mariage libre, c'est-à-dire contracté sans coemptio ni confarreatio, la manus s'établissait par usucapio au bout d'un an de cohabitation, à moins toutefois que par la trinoctii usurpatio (2), qui paraît avoir été introduite par la loi des XII Tables, la femme n'interrompît cette sorte de prescription en s'éloignant trois nuits consécutives du domicile conjugal : ce délai d'un an était sans doute pris en considération pour distinguer, à défaut de cérémonies, les unions véritablement sérieuses. Enfin, dans la formule d'adrogation que nous a conservée Aulu-Gell (3), la femme dont le fils est soumis à la puissance paternelle, c'est-à-dire issu d'un mariage légitime, est appelée materfamilias, nom exclusivement réservé à la femme in manu (4). A l'origine donc, les patrimoines des époux restant confondus tant que le mariage subsiste, il ne peut être question entre eux de donations entre vifs. Tout au plus pourrait-on voir dans le mariage avec manus, si la femme n'est pas en puissance d'un père de famille, une donation implicite de l'universalité de ses biens en faveur de son mari. Pour les donations à cause de mort, elles dénotent chez un peuple un état de législation assez avancé, une subtilité juridique assez grande, pour n'avoir pas été connues en ces temps reculés, et quant aux libéralités testamentaires, elles durent (1) Denys d'Halicarnasse, II, 25. - Tacite Annales, IV, 16. (3) Nuits att. V, 19, 9. (4) Revue générale du droit, 1883, p. 5.: De la manus..... Esmein. être impossibles entre époux tant qu'elles ne purent résulter que d'une loi votée, en présence du disposant et du gratifié, par les comices dont l'entrée était interdite aux femmes. Donc il ne peut être question, à cette première époque, de libéralités entre époux. Législation romaine avant et après la loi Cincia. 8. Des libéralités à cause de mort devinrent possibles entre époux dès la fin du Ve siècle, grâce d'abord à la familiæ mancipatio, puis au testament per æs et libram, sur lesquels je vais revenir tout à l'heure. D'un autre côté, en face du mariage avec manus, s'établit le mariage libre ou sans manus. La personnalité et le patrimoine de la femme se dégagèrent de la personnalité et du patrimoine du mari : même dans le mariage avec manus, la situation n'est plus la même qu'à l'origine. Les libéralités entre époux vont devenir possibles entre vifs comme à cause de mort. La loi va-t-elle les favoriser, les prohiber ou laisser le droit commun les réglementer? On a soutenu que dès avant la loi Cincia, il était interdit aux époux de se faire des donations entre vifs. Malgré l'opinion d'un grand nombre d'auteurs, je crois que l'on peut tenir pour certain que jusqu'à la loi Cincia, les donations entre époux restèrent soumises au droit commun et que, depuis cette loi, elles furent favorisées et exemptées des restrictions qu'elle créait pour les autres libéralités. Denys d'Halicarnasse (1) et Tacite (2) nous apprennent qu'autrefois la manus accompagnait presque constamment le mariage, surtout chez les patriciens qui détenaient toute la richesse. Cette institution s'est affaiblie, il est vrai ; l'époux n'achète plus la femme à son père; mais cet (1) 11, 25. (2) Annales, IV, 16. ancien usage a laissé des traces profondes et persistantes dans le mariage romain. La femme continue à passer en général par une vente fictive, la coemptio, de la famille de son père dans la famille de son mari, venant occuper chez celui-ci la place qu'elle occupait chez celui-là. Elle est considérée comme la fille de son mari: elle est chez lui loco filiæ; elle n'a pas de personnalité, pas de patrimoine propre. Tout ce qu'elle acquiert est pour son mari, comme tout ce qu'elle acquérait était pour son père. Que si c'est une femme non soumise à la puissance d'un chef de famille qui se marie avec manus, sa personnalité et son patrimoine s'absorbent dans ceux de son époux. Cependant la femme in manu, la materfamilias, jouit d'une considération au moins aussi grande que la femme libre, l'uxor. Pour pouvoir arriver aux plus hautes dignités religieuses, il faut être issu d'un mariage célébré avec la cérémonie de la confarreatio qui place la femme sous la manus de son mari. Et nul doute que la confarreatio ne fut d'un usage général chez les patriciens, l'organisation religieuse de leurs familles constituant le principal élément de leur prépondérance dans l'état. De plus, la manus s'établissait au bout d'un an, même dans les mariages contractés sans coemptio ni confarreatio, par l'usucapio, d'abord d'une manière fatale, puis, à partir de la loi des XII Tables sans doute, si la trinoctii usurpatio ne venait y mettre obstacle. Donc à notre époque c'était exceptionnellement et principalement chez les familles plébeiennes, qui généralement étaient pauvres, que se rencontrait le mariage sans manus. Les libéralités entre époux n'étant guère possibles que dans ce genre d'union, leurs inconvénients ne durent pas alors se faire sentir et l'on n'eut pas à porter dès lors la prohibition qui fut plus tard introduite dans leur législation. Dans le mariage avec manus, il est vrai, si les donations entre vifs étaient impossibles, par suite de la confusion des patrimoines durant le mariage, les libéralités testamentaires ou plus généralement à cause de mort étaient possibles du mari à la femme. Mais ces libéralités ayant pour objet des gains de survie ne présentent pas les mêmes inconvénients que les libéralités entre vifs et doivent rationnellement être vues avec faveur. Rationnellement on ne peut comprendre entre époux que des libéralités dont l'effet ne se fait sentir qu'après la dissolution du mariage, puisque tant qu'il subsiste les époux doivent vivre de la même existence et n'avoir aucun intérêt à ce que telle chose appartienne à l'un d'eux plutôt qu'à l'autre. Et ces libéralités à cause de mort entre personnes unies par des liens tels que ceux du mariage ne sauraient être considérées d'un mauvais œil par le législateur. Outre qu'on n'avait pas à craindre, pour ces sortes de libéralités, le dépouillement du donateur ou son entraînement irréfléchi, on n'avait pas à craindre non plus, considération alors importante, qu'elles fissent sortir les biens des familles, puisque la femme était dans la famille de son mari et que les biens à elle donnés retournaient à son décès à cette famille, presque toujours aux enfants issus de son mariage avec le donateur. D'un autre côté, le premier divorce, qui eut pour cause la stérilité de la femme, date de l'an 520 de l'ère romaine et n'est que de trente ans antérieur à la loi Cincia (3) : autorisé par les lois, il n'avait pu pénétrer dans les mœurs; et là encore nous échappe l'une des causes qui fit suspecter plus tard les donations entre époux, comme faites sous menace de divorce. Le législateur romain n'eut pas à notre époque d'abus à réprimer sur ce point. On peut dire d'ailleurs que les Romains des premiers (3) Denys d'Halicarmasse, II, 25. |