Page images
PDF
EPUB

RECHERCHES

SUR

LES CAUSES DE LA CRIMINALITÉ DANS LA PROVINCE DE LIÉGE,

PAR M. HENNAU,

MEMBRE ET SECRÉTAIRE DE LA COMMISSION PROVINCIALE DE STATISTIQUE,

Indiquer les causes locales des crimes, délits et contraventions, n'est pas une tâche facile, même pour l'homme versé dans les matières de législation criminelle et initié aux plus hautes questions sociales; mais elle l'est bien moins encore dans la position où se trouve l'auteur de ces Recherches. Sans parler des connaissances spéciales qui lui manquent, il s'en faut bien qu'il possède les matériaux nécessaires; toutefois, il a cru répondre au vœu de la commission provinciale, dont il est l'organe, en consignant, dans ce Mémoire, un certain nombre de faits que révèle l'observation et que confirme l'expérience.

[ocr errors]

CAUSES GÉNÉRALES. — Avant d'entrer dans les particularités de détail, jetons un large coup d'œil sur la province de Liége, et voyons quels sont les faits généraux qui peuvent exercer plus ou moins d'influence sur la criminalité.

1o Liége est une cité éminemment commerçante, une ville d'entrepôt pour la France, la Hollande et l'Allemagne. Le génie mercantile de sa population se remarque dans toutes les classes; aussi, outre le haut commerce de spéculation et de banque, le petit négoce, le commerce de détail, le colportage y ont pris une

TOME III.

24

très-grande extension relative: nous indiquons ainsi la source d'une série de délits et de contraventions, tels que banqueroutes, abus de confiance, actes d'escroquerie et d'usure, ventes au préjudice de créanciers, fraudes et débit de denrées falsifiées, infractions aux lois et règlements sur les poids et mesures, sur les droits de douane et d'octroi, sur la voirie, etc.

2o Du côté de la Prusse, la province renferme de grandes forêts, des hameaux jetés çà et là au milieu de landes, bruyères et marécages d'un accès souvent dangereux, localités propices aux exploits des contrebandiers, repaires de plus d'un bandit indigène ou étranger, asile d'un certain nombre de forçats libérés, de recéleurs, etc.

3° Par la configuration du sol, par l'étendue des terrains boisés, par le grand nombre de cours d'eau dont elle est arrosée, en particulier sur la rive droite de la Meuse, on juge sans peine qu'elle est aussi le théâtre d'un grand nombre de délits forestiers, de délits de pêche, de chasse, de braconnage.

4o La province de Liége se distingue encore pas son immense développement manufacturier: on y remarque un grand nombre de fabriques, d'usines, de machines, d'industries diverses. De là les inconvénients résultant de l'agglomération de la classe ouvrière, soit dans les ateliers, soit dans les grands centres de population; de là un certain nombre, fort restreint d'ailleurs, de vols de fabrique et de faits de coalition.

Indépendamment de ces faits généraux, il en est d'autres communs à toutes nos provinces, mais qu'il importe de signaler de prime abord : l'ignorance, le manque d'éducation, des passions et penchants mauvais, la misère-malesuada fames,—conduisent grand nombre d'individus aux délits et aux crimes. Pour pénétrer les causes de ceux-ci, il serait donc à propos de déterminer les causes du malaise qui se manifeste dans diverses classes et dans les différentes localités de la province.

Il est des causes générales, déjà signalées avant nous, dont l'action fâcheuse s'exerce, ici comme ailleurs, quelquefois plus dans notre industrieux pays que dans d'autres provinces, mais qui, sortant du cercle où nous devons nous renfermer, ne peuvent être que succinctement indiquées.

D'abord, la grande révolution industrielle qui s'est opérée depuis la fin du siècle dernier, plus sensible dans cette province que dans d'autres provinces limitrophes, l'emploi de nouveaux et nombreux agents mécaniques, le travail collectif et trèssubdivisé dans les grandes manufactures.

Secondement, la cherté de certains objets de première nécessité, qu'une hausse proportionnelle du taux des salaires n'est point venue compenser.

Troisièmement, l'état de souffrance ou de langueur, surtout à une époque encore récente, de plusieurs branches d'industrie et de commerce.

Quatrièmement, l'insuffisance des institutions propres à régler l'application du principe de libre concurrence, à sauver autant que possible certains inconvénients, certains abus inhérents à cette émancipation du travail, si féconde d'ailleurs en bienfaits.

Il est digne de remarque, pour le dire en passant, que notre province attend toujours la création d'un ou de plusieurs conseils de prud'hommes; il nous semble urgent toutefois d'en établir, par plusieurs motifs, et, entre autres, pour juger les griefs de grand nombre d'ouvriers qui se plaignent hautement surtout des abus de pouvoir commis par leurs contre-maîtres et repreneurs d'ouvrages, abus ignorés souvent des chefs de fabrique ou de houillère.

Cinquièmement, l'augmentation incessante de la population, avantageuse sans doute au capitaliste qui salarie, mais préjudiciable au bien-être des travailleurs vivant de salaires, surtout de ceux que nous nommerons travailleurs imparfaits, et de ceux que l'âge rend moins aptes au travail.

Reconnaissons, du reste, que, grâce à la création de nos chemins de fer et à la reprise récente des travaux de nos hauts-fourneaux et usines métallurgiques, cette exubérance de bras disponibles ne doit pas éveiller l'inquiétude, si ce n'est pour l'époque où l'achèvement de ces grands travaux (les chemins de fer) les laissera, en partie du moins, sans emploi.

Sixièmement, on s'accorde à signaler la facilité avec laquelle le Gouvernement a naguère autorisé l'établissement d'une foule de sociétés anonymes, comme une cause de démoralisation et de perturbations commerciales, une source féconde, pour notre industrieuse province, de désordres et de maux.

Parmi les autres causes générales qui agissent sur nos populations avec une effrayante intensité, il convient de placer en première ligne l'abus des boissons spiritueuses.

A part quelques exceptions que l'âpreté de l'intérêt personnel explique, mais ne justifie pas, un cri général de réprobation s'élève contre la législation actuelle sur les distilleries. On a pu lire dans l'ouvrage si estimable de M. Ed. Ducpetiaux1 que, dans la ville de Liége, depuis l'abaissement des droits sur le genièvre, la progression de la consommation des spiritueux a été de 10 lit. 98° à 14 lit. 57.

Nos recherches au bureau de statistique de notre conseil communal, nous ont convaincu qu'il est impossible d'obtenir à cet égard des chiffres bien exacts, attendu que Liége compte dans son sein plusieurs distilleries, et que la fraude ou les fausses déclarations s'y pratiquent sur une grande échelle.

Il n'en est pas tout à fait ainsi de Verviers: or, si l'on en croit le journal

1
1 De la Condition physique et morale des jeunes ouvriers, t. Ier, p. 589.

« PreviousContinue »