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pagandistes. Il nous dit qu'il avait ordre de surveiller scrupuleusement tous les Français dont on devait se méfier, en raison des émissaires que les factieux envoyaient en pays étranger pour corrompre l'opinion. Le motif de sa méprise était trop conforme à nos sentiments, pour que nous ne fussions pas très-portés à accueillir son repentir. Nous portàmes même l'oubli des injures jusqu'à l'inviter à souper; mais il craignit sans doute de se compromettre et il refusa. Il eut l'honnêteté de viser nos passe-ports, et d'y ajouter une recommandation particulière pour les commandants des postes que nous devions rencontrer, et qui avaient tous le même ordre en vertu duquel il nous avait questionné. Cette attention nous fut très-utile, car la rive droite du Rhin était occupée par des cantonnemens autrichiens dont les commandants paraissaient tout aussi disposés que celui du Vieux-Brisach à repousser du territoire allemand les principes de la révolution. Grâce au visa nous ne reçûmes que des honnêtetés à Kehl, à Philisbourg, à Manheim. Nous arrivâmes à Worms sans accident, quoique la navigation du Rhin ne soit pas sans danger pour une frêle embarcation faite de trois planches, une de cale et deux de bordages. Au moment de notre débarquement nous vendimes notre bateau à peu près ce qu'il nous avait coûté.

Mon premier soin fut de me faire présenter à monseigneur le prince de Condé, aux ducs de Bourbon et d'Enghien. Je fus inscrit sur la liste d'honneur : j'étais le soixantième. Cette liste fut bientôt portée à cent, et telle était l'exaltation du moment que parvenue à ce nombre de cent, la liste fut fermée, et nous déclarâmes, à l'unanimité, déshonoré et indigne de servir le roi, tout ce qui n'était pas inscrit sur ce contrôle sacré dont nous prîmes tous une copie en forme légale. Je me rappelle, en gémissant sur cette exaltation qui produit souvent des résultats fâcheux, et qu'on blâme dès que le raisonnement a repris son équilibre, que nous ne voulûmes pas admettre le colonel du régiment de la Reine cavalerie, qui se présenta le 101° ou 102°. Les officiers de son corps qui avaient passé avant lui partagèrent notre

rigueur à son égard. Ce brave militaire fut obligé de quitter Worms et d'aller à Manheim. Les cent preux s'organisèrent; et l'empereur d'Autriche ayant défendu les rassemblements armés, nous nous contentions de nous exercer aux manouvres de cavalerie, car nous étions tous montés. On établit seulement une garde de sûreté au château que les princes occupaient, mais nous n'avions pour armes que nos sabres et nos pistolets. Malgré cette précaution, il eût été -facile d'enlever toute la famille de Condé. Nous n'eussions pu enpêcher une surprise, ne gardant pas militairement la place qui est ouverte, ni les dehors qui sont boisés. Il faut attribuer l'heureuse négligence de ce coup d'État à la crainte que pouvait avoir le gouvernement français de provoquer les hostilités.

Le prince de Condé demandait avec instance la formation de corps réguliers; mais ni l'empereur d'Allemagne, ni aucun souverain faisant partie de l'Empire, ne voulaient se compromettre vis-à-vis du gouvernement français, en autorisant l'organisation des corps à cocarde blanche sur leur territoire. Ils étaient aussi arrêtés sans doute par la crainte que cet acte ne fût considéré comme une déclaration de guerre. Le prince de Rohan, évêque de Strasbourg et prince d'Ettenheim, fut le seul qui autorisa la levée d'une légion qui fut mise sous les ordres du vicomte de Mirabeau; mais encore avec la condition expresse que ce corps serait sans uniforme et sans armes. On fit des recrues allemandes, car il y avait peu de déserteurs français; mais ces soldats, destinés à soutenir les intérêts des rois et à reconquérir la couronne de saint Louis, commandés par l'héritier du nom et de la gloire du grand Condé, étaient armés de bâtons qui servaient à les exercer au maniement des armes, qu'on devait un jour leur confier pour la plus noble et la plus sainte des entreprises!

Monseigneur, comte d'Artois, arriva à Coblentz dans l'été, et réunit autour de lui une partie de l'émigration qui, dès ce moment, se divisa sur trois points : Bruxelles, Coblentz, Worms. Les ducs d'Angoulême et de Berry, qui étaient restés

à Turin auprès du roi de Sardaigne, leur oncle, ne tardèrent pas à se réunir à leur auguste père.

Coblentz devint le point central des opérations de ce qu'on appelait alors la contre-révolution. Le marquis de Laqueuille, mon oncle, fut nommé ministre des princes près l'archiduchesse des Pays-Bas, résidante à Bruxelles. Il fut chargé de correspondre avec l'intérieur de la France, de fomenter l'émigration; de recevoir, de cantonner, d'organiser, ensuite d'armer les émigrés, lorsque l'autorisation en fut donnée par les souverains coalisés. A raison de ces grands intérêts de la cause royale qui lui furent confiés par les princes français, Louis XVI daigna lui permettre des relations directes et secrètes avec lui.

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Dès que le marquis de Laqueuille eut reçu sa commission, il m'appela auprès de lui. Je fus le joindre dans le mois de juillet 1791.

N'est-ce pas le moment de faire quelques réflexions sur cette combinaison d'État, ce calcul du moment nommé émigration? Mon oncle, plus qu'aucun autre agent des princes, fut spécialement chargé de l'exécution de cette mesure. Il a obéi à l'ordre des princes ses chefs, Louis XVIII alors MoNSIEUR, et de son frère, Monseigneur, comte d'Artois; il fit des appels à la noblesse française: elle y a répondu, et il a, dès le principe, été en butte aux effets des espérances trompées, des combinaisons déçues, des résultats imprévus : il a tout supporté en silence et s'est répondu à lui-même : « J'ai obéi, j'ai fait mon devoir. »

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Pour provoquer cette émigration, indépendamment des moyens que fournissaient les divers systèmes de terreur du gouvernement d'alors, il fallait faire naître des espérances. Chaque courrier apportait au marquis de Laqueuille des bulletins de Coblentz. Les souverains se coalisaient. Leurs troupes se mettaient en marche : on désignait les jours de départ, le nombre et la direction des colonnes, etc, etc. J'ai été envoyé à Ostende, et j'y suis resté six semaines à attendre l'arrivée de la flotte russe portant les contingents de l'armée d'opération que fournissait l'empereur. J'avais ordre d'en

voyer un courrier à Coblentz dès que la flotte serait signalée et de porter moi-même la nouvelle du débarquement, lorsqu'il serait effectué. Je passai ces six semaines une longue-vue à la main; et je quittai Ostende sans avoir rien laissé à l'horizon qui annonçât une flotte russe. Pendant ce temps, on ne manquait pas de dire à Bruxelles: On a envoyé un aide de camp à Ostende pour avertir de l'arrivée des Russes; la nouvelle du départ de la flotte est donc officielle, etc., etc. Cette nouvelle se communiquait à toute l'émigration, qui la répandait en France Vous n'arriverez pas à temps, ajoutaiton dans les correspondances; vous serez déshonorés, si vous ne venez pas; vos enfants ne seront jamais rien; et chacun de se hater de quitter ses foyers pour accourir dans les rangs de l'honneur. Ainsi qu'à la deuxième croisade, sous Louis VII, on envoyait des quenouilles et des fuseaux aux gentilshommes qui hésitaient à quitter leur manoir pour aller sur le Rhin. On arrivait, on trouvait effectivement de l'honneur, mais pas de rangs formés. De là, les murmures, les mécontentements, et contre qui? Contre l'intermédiaire de la fausseté des cabinets, de la loyauté des princes, abusés eux-mêmes avec les soutiens naturels de la cause royale.

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L'émigration n'a pas été, généralement parlant, produite par des impulsions particulières; elle fut le résultat de cette obéissance passive et aveugle envers le Prince, qu'on inculquait jadis dans l'esprit de la jeunesse. Le roi était prisonnier à Paris les princes, alors à Coblentz, parlèrent en son nom. Émigrés les premiers, ils appelèrent à l'émigration les sujets fidèles : les accents du vieil honneur français se firent entendre, et vingt-un mille Français, dont douze mille nobles, répondirent à l'appel des petits-fils d'Henri IV, et donnèrent un grand exemple de soumission. C'est sur les pas, c'est à la voix de Louis XVIII, que ces nouveaux croisés ont quitté la France; c'est pour le suivre qu'ils ont abandonné patrie, fortune, famille, bonheur de la vie; c'est à Louis XVIII qu'ils ont fait ces sacrifices. Par leurs soins, par leurs travaux peut-être, le pavillon blanc flotte aux Tuileries: ce sont ces missionnaires de la légitimité, répandus sur la sur

face de la France, qui ont fait connaitre les vertus de nos princes à ces Français, nés depuis la révolution, qui n'avaient que la tradition historique de la famille des Bourbons; ce sont eux qui ont préparé les esprits à la recevoir comme devant être le sauveur de la France. Au jour du succès, de tels services ne peuvent être méconnus! Cependant tous les ministres qui se sont succédé depuis la Restauration ont pris pour devise, Oubli des services, et pour principe de conduite, Ingratitude. Louis, le chef des émigrés, est sur le trône de Louis le Martyr, et la fidélité, le dévouement des émigrés est, ́sous son règne, un crime irrémissible qu'ils expient par des injustices, par la misère, et on pourrait dire par l'humiliation, suite des outrages dont on les abreuve depuis la Restauration!!!

L'émigration était-elle politique? Cette question serait à résoudre si les événements n'avaient pas démontré à l'évidence la fausseté de cette mesure que l'on croyait conservatrice de la monarchie. S'éloigner du trône pour soutenir le trône, sortir de France pour reconquérir la France, s'enlever son influence pour se servir de cette influence, voilà des fautes impardonnables, et que l'histoire doit juger avec toute sa sévérité. On répond qu'on aurait égorgé tous les nobles. Oui, peut-être, s'ils fussent restés isolés; mais quelle devait être la conduite de la noblesse française dans ce premier moment de troubles et de subversion qui était dirigé particulièrement contre elle? Profiter de l'influence qu'elle avait encore. Il n'est aucun gentilhomme, habitant sa terre, qui n'eût pu disposer d'une masse plus ou moins considérable de ses vassaux qui n'étaient pas encore démoralisés par l'oubli des principes religieux, et qu'on n'avait pas à cette époque attachés à la révolution par le partage des biens de leur seigneur. Encore imbus de ce respect et de cet attachement qui se perpétuaient dans les familles, les vassaux eussent pris, sans aucun doute, eussent soutenu le parti de leurs seigneurs, et chaque province eût pu présenter une opposition armée plus ou moins considérable aux maximes désorganisatrices. Cette force, couvrant la France, eût balancé et même para

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