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« me dit-il en entrant. Oui, lui répondis-je, et pour «<lundi. » Alors, nous entrâmes en détails et nous examinâmes trois points principaux: 1o La manière de sortir du Luxembourg; 2° celle de sortir de Paris; 3o la route que nous tiendrions pour sortir du royaume. Il était fort en peine du premier de ces points, parce qu'il ne connaissait pas tous les détails de mon appartement, et qu'il ne me croyait d'issue que par mon antichambre, ce qui était impossible; ou par le jardin, ce qui était fort difficile. Je le rassurai promptement, en lui faisant connaître ce que j'appelle mon petit appartement, et qui communique absolument avec le grand Luxembourg, où il n'y avait pas de garde nationale. (Je ne le lui avais pas fait connaître plus tôt, parce que mon projet n'était pas d'en faire usage, comptant partir de chez madame de Balbi ou de la campagne.) Je ne peux pas m'empêcher de m'arrêter ici pour admirer comment, pendant plus de vingt mois que j'ai habité Paris, cette issue, qui était connue de plusieurs de mes gens, n'a pas même été soupçonnée par mes geôliers, et comment je ne l'ai pas fait connaître moi-même, en m'en servant, dans le temps de la plus forte persécution, pour aller à ma chapelle, qui est au grand Luxembourg.

Cette difficulté levée, il en restait une autre : c'était la voiture dont nous nous servirions pour aller gagner celle du voyage; car, nous ne songeâmes même pas à faire venir celle-ci au Luxembourg. Un fiacre était bien ce qu'il y avait de plus sûr, mais ils n'entraient pas dans la cour du Luxembourg, et jamais d'Avaray ne voulut consentir, quelque bien déguisé que je pusse être, que je sortisse à pied. Il fallait donc choisir du carrosse de remise ou du cabriolet, et nous préférâmes le premier, parce que indépendamment de ce que je suis un peu trop lourd pour monter ou descendre facilement d'un cabriolet, il faut un homme pour le garder, et cela ne nous convenait pas. Ce point arrêté, nous agitâmes s'il valait mieux sortir de Paris avec des chevaux de louage, ou en poste, et nous nous décidâmes pour la poste: 1o parce que c'est la manière la moins suspecte de voyager ; 2o parce qu'en prenant des chevaux de louage, il aurait fallu placer

des relais sur la route, ou demander un ordre pour avoir des chevaux de poste; le premier parti eût été suspect, et le second eût pu l'être aussi; et de plus, il ajoutait un rouage à une machine que nous pensions, avec raison, qu'on ne pouvait trop simplifier.

Enfin nous nous occupâmes de la sortie du royaume. Je pensais qu'il nous fallait un passe-port; mais la difficulté était de l'avoir sans nous compromettre. Ma première idée fut d'envoyer chercher Beauchêne, médecin de mes écuries, qui avait des rapports avec M. de Montmorin et M. de La Fayette, et de lui dire que deux prêtres non sermentaires de ma connaissance, effrayés de ce qui venait si récemment de se passer aux Théatins, voulaient sortir du royaume, sous le nom de deux Anglais, et que je le chargeais de faire avoir un passe-port au bureau de M. de Montmorin. D'Avaray ne goùta pas cette idée; il me représenta que Beauchêne, qui est fin, pourrait avoir quelques soupçons de ce que nous avions tant d'intérêt de cacher, et j'abandonnai ce projet ; mais d'Avaray, qui connaît beaucoup mylord Robert-Fitz Geraid, me dit qu'il tâcherait d'obtenir un passe-port par son moyen. Quant à la route à tenir, mon premier projet était de passer par Douai et Orchies; mais après plus de réflexions, je résolus de faire passer Madame par cette route, comme la plus sûre, et je dis à d'Avaray que le lendemain nous arrêterions la nôtre.

En le quittant, je me rendis aux Tuileries, où la Reine me communiqua le projet de déclaration que le Roi avait préparé, et qu'il venait de lui remettre. Nous le lûmes ensemble; j'y trouvai quelques incorrections de style: c'était un petit inconvénient; mais, outre que nous trouvâmes la pièce un peu trop longue, il y manquait un point essentiel, qui était une protestation contre tous les actes émanés du Roi pendant sa captivité. Après le souper, je lui fis quelques observations sur son ouvrage : il me dit de l'emporter, et de le lui rendre le lendemain. Le samedi, je me mis, dès le matin, au travail le plus ingrat qui existe, qui est celui de corriger l'ouvrage d'un autre, et de faire cadrer les phrases que j'étais obligé

d'intercaler, tant avec le style qu'avec le fond des pensées; la plume me tombait à chaque instant des mains; cependant j'en vins à bout, tant bien que mal. Pendant ce temps d'Avaray avait écrit à mylord Robert; il avait été chez son sellier, pour voir si la voiture était en bon état; et pour le tromper sans devenir suspect, il lui avait dit qu'obligé de partir pour son régiment, il voulait tromper ses parents sur son départ, et lui avait recommandé le secret, dont le prétexte était très-plausible. Il avait pris aussi avec Peronnet tous les arrangements nécessaires pour mon habillement, et il était de retour chez moi à six heures.

Il était assez triste; mylord Robert avait répondu qu'il n'était plus en droit de donner des passe-ports, mais que mylord Gower n'en donnerait certainement à personne qui ne fût anglais; et d'autres moyens que d'Avaray avait employés, n'avaient pas eu plus de succès. Heureusement madame de Balbi lui avait laissé, en partant, un vieux passe-port qu'elle avait eu de l'ambassadeur d'Angleterre, sous le nom de M. et Mademoiselle Foster; mais ce passe-port, valable seulement pour quinze jours, était daté du 23 avril, et il était pour un homme et une femme, au lieu de deux hommes. Je ne croyais pas qu'il fût possible d'en tirer parti; mais d'Avaray, auquel il m'est bien doux de rendre le témoignage de dire qu'il n'était pas plus troublé des difficultés que si un jeune homme de ses amis l'avait prié de le mener au bal de l'Opéra à l'insu de ses parents, d'Avaray, dis-je, me fit bientôt voir que j'avais tort: il gratta l'écriture, et quoique ce qu'il grattait fût dans un pli, et que le papier fût mince, en moins d'un quart-d'heure le passe-port fut sous le nom de MM. et Mademoiselle Foster, et daté du 13 juin, au lieu du 23 avril. Cet obstacle vaincu, nous n'étions pas encore sans quelque embarras; nous ne savions pas s'il fallait ou non que le passeport fût visé par le ministre des affaires étrangères, et nous n'étions pas d'avis d'en produire un dont, malgré toute l'adresse de d'Avaray, et l'encre qu'il avait abondamment répandue par derrière, non-seulement aux endroits grattés, mais encore ailleurs pour être moins suspect, la falsification

pouvait se reconnaître. Nous résolùmes de nous en contenter, espérant qu'on ne serait pas surpris que deux Anglais, tels que nous avions résolu de le paraître, eussent cru qu'un passe-port de l'ambassadeur d'Angleterre fùt suffisant, que les municipalités qui viendraient à l'examiner, ne s'apercevraient pas de ses défauts.

* Ensuite nous songeâmes à la route que nous tiendrions. J'avais cédé celle d'Orchies à Madame. Je ne voulais pas de celle de Valenciennes, par les raisons que j'ai dites plus haut; nous nous arrêtâmes à celle de Mons par Soissons, Laon et Maubeuge, et voici les raisons qui nous déterminérent 1° Cette route étant peu fréquentée, nous espérions y trouver plus facilement des chevaux; 2o jusqu'à Soissons, on pouvait croire que nous allions à Reims, et jusqu'à Laon que nous allions à Givet, ce qui pourrait dérouter ceux qui auraient couru après nous; 3o enfin les villes de guerre où la poste est dans l'intérieur de la ville, sont marquées sur le livre de poste d'une manière particulière. Or, d'après cette marque, la poste est dans Avesnes, et n'est pas dans Maubeuge, et nous calculâmes que d'après l'heure à laquelle nous partirions, nous passerions Avesnes avant les portes fermées; et que nous n'arriverions à Maubeuge qu'après leur fermeture; que nous n'y aurions affaire qu'au maître de poste, et que nous éviterions par-là les villes frontières que la faiblesse de notre passe-port nous faisait toujours un peu redouter.

Le soir, je portai mon travail aux Tuileries: je demandai à la Reine si elle croyait qu'un passe-port de l'ambassadeur d'Angleterre fût suffisant. Elle m'assura que le Roi-lui-même n'en avait pas d'autre que du ministre de Russie, ce qui me tranquillisa beaucoup. (Je m'étais sans doute mal expliqué, car le passe-port sous le nom de madame la baronne de Korff, demandé à la vérité par monsieur de Simolin, avait été réellement expédié aux bureaux des affaires étrangères; mais la Reine n'avait aucune raison pour me tromper, et je ne rapporterais pas cette circonstance, si je ne m'étais promis de tout dire.) Cependant, l'ouvrage sur lequel le Roi

m'avait ordonné de travailler, ne contenait encore que la première partie, c'est-à-dire les vices de la constitution. Il y manquait l'abrégé des outrages personnels que le Roi a soufferts depuis l'ouverture des États-généraux. Il m'ordonna de faire cet abrégé, et je le lui rapportai le lendemain au soir. On pourrait croire, d'après ce que j'ai rapporté plus haut et ce que je dis ici, que je suis l'auteur de la déclaration du 20 juin. Je dois à la vérité de déclarer que je n'en ai été que le correcteur; que plusieurs de mes corrections n'ont pas été adoptées; que tout ce qui l'a terminée a été ajouté depuis la fin de mon travail, et que je ne l'ai connue, telle qu'elle est, qu'à Bruxelles.

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A cet ouvrage près, et à deux circonstances que je rapporterai ensuite, la journée du dimanche fut nulle pour moi ; il n'en fut pas de même de d'Avaray. Il courut toute la journée, ne se montra qu'un moment au Luxembourg en public, comme nous en étions convenus la veille, et nous ne nous vîmes point en particulier. Cette visite publique, que nous avions regardée comme nécessaire, lui était fort incommode, et lui dérobait une partie du peu de temps qu'il s'était réservé à lui-même. De mon côté, il n'était pénible de le laisser confondu dans la foule, et de ne lui adresser qu'une de ces phrases insignifiantes dont les princes sont obligés de se servir lorsqu'ils tiennent leur cour; mais la prudence m'ordonnait d'ètre prince en ce moment, et je me promettais bien intérieurement que ce serait la dernière fois que je le serais avec lui.

Il avait déjà fait une demi-confidence à Sayer, son domestique anglais, pareille à celle qu'il avait faite au sellier, et il lui déclara qu'il partait le lendemain pour son régiment, en lui défendant d'en rien dire à ses parents, ni dans sa maison. Il lui ajouta qu'ayant cherché un compagnon de voyage, il avait eu le bonheur d'en rencontrer un qui était un bon garçon; mais que, comme on avait en général plus de considération aux postes pour les étrangers que pour les Français, nous étions convenus de voyager sous le nom de MM. Michel et David Foster, Anglais. Enfin il lui fit faire la

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