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RELATION

D'UN VOYAGE

A BRUXELLES ET A COBLENTZ

(1791)

Les bruits, répandus au mois de novembre 1790, de la prochaine évasion du Roi, m'avaient fait songer à la mienne. J'avais cru devoir mettre Peronnet, alors mon garçon de garde-robe, dans ma confidence, parce qu'il était plus à portée qu'un autre d'arranger tout ce qu'il me fallait relativement à mes paquets, et que d'ailleurs j'étais dès lors aussi sûr de sa fidélité que je le suis aujourd'hui qu'il m'a si bien servi. Les bruits se dissipèrent, et comme de raison nous remîmes l'exécution du plan à un moment plus favorable; j'en parlai à la Reine, qui m'assura que ni le Roi ni elle n'avaient donné aucun fondement à cette nouvelle; mais elle m'ajouta que tôt ou tard cela arriverait sûrement, me promit de m'avertir à temps, et me conseilla d'être toujours prêt.

La persécution qui s'alluma vers Pâques de cette année (1791), et la détermination que le Roi fut contraint de prendre, me firent croire que je n'avais guère de choix qu'entre l'apostasie et le martyre : la première me faisait horreur; je ne me sentais pas grande vocation pour le second. Nous en raisonnâmes beaucoup, madame de Balbi et moi, et nous conclûmes qu'il y avait un troisième parti à prendre, qui était de quitter un pays où il allait devenir impossible d'exercer sa religion. Le temps pressait; nous étions au ven

dredi saint; le jour de Pàques était l'époque fatale. Nous convinmes de partir dans la nuit même, dans la voiture de madame de Balbi, elle, Madame, moi, et un quatrième. Ce n'était pas, comme on peut bien l'imaginer, la première fois que je songeais à mon compagnon de voyage, et ma première pensée avait été pour d'Avaray, dont j'étais aussi sûr que de moi-même. Mais entouré et chéri d'une famille nombreuse, et qui vit dans la plus parfaite union, son évasion me semblait aussi difficile que la mienne. D'ailleurs (et ce fut là mon principal motif pour en choisir un autre) la délicatesse de sa santé me faisait craindre qu'il ne pût supporter les fatigues d'une pareille entreprise. Je jetai les yeux sur...... ..... Mais pourquoi le nommer? Si cette relation passe sous ses yeux, il verra qu'un refus fondé d'ailleurs sur de très-bonnes raisons, c'est un hommage que je dois à la vérité, ne m'a pas fait oublier vingt années d'amitié; et je me plais à croire qu'il me saura gré de mon silence. Je partis pour les Tuileries, en laissant à madame de Balbi une espèce de lettre de créance pour lui, et j'allai instruire le Roi et la Reine de mon dessein. Occupés dès lors de leur projet d'évasion, dont ils ne m'avaient pas communiqué le plan, et sur lequel ils ne m'avaient pas fait d'autres ouvertures que de me demander des matériaux qui n'ont servi à rien pour la déclaration que le Roi a publiée à son départ, ils craignirent que mon évasion à cette époque ne nuisît à la leur, et cherchèrent à m'en détourner. Ma raison fut peu ébranlée par leurs discours, mais mon cœur fut d'intelligence avec eux, et je cédai. Cependant madame de Balbi ayant éprouvé un refus de l'homme en question, se trouvait dans le plus cruel embarras, lorsque la Providence (car j'oserais défier l'incrédule le plus obstiné d'en accorder l'honneur au hasard) amena d'Avaray chez elle. Ce n'était pas qu'il n'eût, depuis longtemps, le désir de faire ce qu'il a fait pour moi; qu'il n'eût mème, quoiqu'avec modestie, fait pressentir plus d'une fois ce désir à madame de Balbi, et qu'il ne vînt souvent chez elle mais il n'y venait pas ordinairement à cette heure, et je ne puis qu'attribuer à la Providence de

l'y avoir conduit ce jour-là au moment où sa présence y était le plus nécessaire. Elle n'hésita pas à lui faire la proposition, et quoique ce fût une tâche pénible de n'ètre que l'agent, pour ainsi dire passif, d'un plan qu'il n'avait pas concerté, et qu'il n'eût pas le temps de prendre la moindre mesure ni pour lui-même ni pour moi, il n'hésita pas un instant à l'accepter. La seule peine qu'il éprouva fut de ce que j'en avais choisi un autre que lui. Il courut aussitôt rassembler pour moi, ce que le peu de temps qu'il avait lui permettait de rassembler; mais lorsqu'il revint au Luxembourg, ma résolution était dejà changée. Je n'appris non plus qu'en y arrivant le refus et l'acceptation qui avaient eu lieu en mon absence. Le premier m'étonna; il m'aurait peut-être affecté, si j'avais été moins touché de la seconde. J'éprouvai cependant un moment d'embarras en voyant d'Avaray; mais son amitié pour moi, le plaisir qu'il ressentait de m'en donner la preuve la plus éclatante, étaient si bien exprimés dans ce qu'il me dit, qu'il me fit bien vite oublier l'injustice que je lui avais faite en ne suivant pas ma première impulsion.

Je crois, avant de pousser plus loin ce récit; devoir prévenir un reproche que mes lecteurs sont en droit de me faire. Comment est-il possible que, connaissant une grande partie des liens que d'Avaray allait rompre pour moi, je ne lui aie témoigné aucune sensibilité à cet égard, et que, dans tout le cours de cette relation, je parle toujours de sa joie, comme si elle était pure et sans mélange d'amertume? Avant de me juger, je demande qu'on se mette à ma place. Ma captivité n'était devenue si insupportable, surtout dans les derniers temps, que je n'avais plus qu'une passion, le désir de la liberté je ne pensais qu'à elle; je voyais tous les objets, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, à travers le prisme qu'elle mettait devant mes yeux. Ceux qui ont éprouvé ces tourments de la captivité, ou qui ont bien compris, par les récits des autres, de quelle nature sont ces tourments, m'excuseront au moins, s'ils ne peuvent m'absoudre entièrement. D'Avaray lui-même m'a jugé ainsi; j'en ai pour garant certain sa

tendre amitié pour moi; et si je peins la situation de son âme bien différente de ce qu'elle était en effet, c'est que je la peins, non telle qu'elle était, mais telle que je la voyais.

Cependant nous ne renonçâmes pas pour toujours à notre projet; mais, ayant du temps devant nous, nous nous mîmes à y réfléchir, et nous ne tardâmes pas à reconnaître qu'il était défectueux en plusieurs points, surtout en ce que nous comptions partir tous ensemble, et il fut arrêté, d'après l'avis de d'Avaray, que nous nous séparerions. Il se chargea d'avoir une diligence pour lui et moi. Il s'occupa également du déguisement qui m'était nécessaire; il me prit lui-même la mesure d'une perruque: mais comme il ne pouvait pas tout faire par lui-même, il me demanda si je ne pouvais pas lui donner quelqu'un pour l'aider. Je lui indiquai Peronnet, et je lui proposai, comme j'avais fait au mois de novembre précédent, de le mettre dans notre confidence. Il ne le voulut pas, et il se contenta de le charger, en ne lui disant que des choses assez vagues, des détails relatifs à mon habillement, se réservant de l'instruire davantage, par la suite, suivant le degré de confiance qu'il lui paraîtrait mériter.

D'un autre côté, il survint des choses qui nous inquiétèrent, soit que notre projet eût été un peu éventé, soit que tout simplement nos geôliers fussent devenus plus soupçonneux. Nous remarquâmes qu'on nous épiait avec plus de soin, et que M. de Romeuf, aide-de-camp de M. de La Fayette, venait de temps en temps se promener dans les cours du Luxembourg. Nous sûmes aussi que la ville de Valenciennes, par laquelle nous comptions passer, et qui jusque-là avait été une des plus tranquilles du royaume, était totalement changée; qu'on y arrêtait les voyageurs; qu'on les fouillait; que quelques personnes y avaient même été maltraitées. Voyant, par la première observation, qu'il nous serait difficile de partir de chez madame de Balbi, comme nous l'avions d'abord projeté, elle s'occupa, mais sans succès, à chercher une maison de campagne aux environs de Paris. Madame de Maurepas refusa de lui prêter sa maison de Madrid; M. d'É

tioles, qui avait d'abord envie de louer sa maison à Neuilly, se rétracta; milady Kerry s'avisa de louer celle de madame de Boufflers à Auteuil, et les gens d'affaires du comte d'Artois refusèrent de prêter Bagatelle sans son autorisation, ou du moins sans celle de M. de Bonnières, qui pour lors était allé le trouver à Ulm. Cela ne laissait pas que de nous embarrasser. Cependant madame de Balbi s'était précautionnée, à telle fin que de raison, d'un passe-port en toute règle pour aller à Spa. Et dans l'hypothèse que le moment était prochain, elle avait songé à emprunter la maison de M. de Fontette qui donne sur le jardin du Luxembourg, et par où nous pouvions facilement sortir sans être aperçus. Elle reçut, à la fin de mai, des nouvelles qui l'engagèrent à aller passer quelques jours à Bruxelles. La Reine, à qui je demandai si elle avait quelques ordres à lui donner pour M. de Mercy, me demanda à son tour si elle comptait rester longtemps au Pays-Bas; et sur ce que je lui dis qu'elle n'y passerait que dix ou douze jours: Tant mieux, me dit-elle, mais que cela ne soit pas plus long. Elle partit le jour de l'Ascension (2 juin). Je comptais qu'elle reviendrait la veille de la Pentecôte; mais au lieu de cela, je reçus une lettre d'elle, où elle me marquait que son retour était différé. On sent bien qu'en son absence d'Avaray ne s'oubliait pas, et pour ce qui regarde Madame, il est bon de dire ici, une fois pour toutes, que madame Gourbillon, sa lectrice, était chargée de tout, et qu'elle s'en est acquittée avec autant d'intelligence que de succès.

Le lundi de la Pentecôte, en revenant de la messe, la Reine me dit : « Le roi a donné l'ordre pour aller à la procession de « la Fête-Dieu, à Saint-Germain-l'Auxerrois; ayez l'air d'en «< être bien fàché. » Ce peu de mots me fit d'abord impression; mais elle ne dura guère. Je restai jusqu'au jeudi sans revoir la Reine en particulier, et, ce jour-là, elle me déclara que le départ était fixé au lundi suivant. J'espérais que d'Avaray viendrait à mon coucher; mais son cabriolet ayant cassé, il n'y vint pas. Le vendredi matin, je lui écrivis de venir à six heures; il s'y rendit : « Faut-il graisser nos bottes ?

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