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que, sans pouvoir les servir, je perdrais non-seulement moi, mais ce qui était bien plus cher pour moi, mon ami, mon libérateur, que rien n'aurait pu engager à me quitter. De son côté, comme s'il eût deviné ma pensée, il me dit tout de suite que si je croyais devoir retourner en France, il me conjurait de ne pas être arrêté par sa considération, et qu'il me suivrait partout sans inquiétude. Cette nouvelle preuve de sa courageuse amitié aurait suffi pour me décider quand je ne l'aurais pas été. J'ordonnai au postillon de nous ramener à Marche; en chemin nous retrouvâmes le duc de Laval, que je pris dans la voiture. Mes larmes, qui n'avaient pu couler dans le premier instant, étant venues me soulager, je réfléchis un peu plus froidement sur ce que j'avais à faire pour entamer la nouvelle carrière qui s'ouvrait devant moi. Arrivés à Marche, nous y fûmes joints par le fils de M. de Bouillé, qui nous apprit les détails de ce cruel événement qui renversait toutes nos espérances. J'étais bien disposé à aller d'abord me reposer à Bruxelles; mais comme le chemin de Marche à Namur, qui est le plus court, passe très-près de la frontière, et qu'on disait qu'il y avait eu des actes d'hostilité commis, nous agitâmes un moment si nous ne passerions pas par Liége. Cependant, ayant fait la revue de nos armes, et ayant vu que nous avions seize coups de pistolet à tirer, ce qui était plus que suffisant contre un parti qui n'aurait pu être que peu nombreux, nous nous décidâmes à retourner à Namur en marchant en caravane. Je pris seulement la précaution d'envoyer M. de Bétizy, qui était un des jeunes gens dont j'ai parlé plus haut, au général de Moitelle, le prier de nous envoyer une escorte de hulans; M. de Bétizy fit tant de diligence, le général y mit tant de bonne volonté et les hulans tant de zèle, qu'ils nous joignirent à trois lieues de Namur; et nous arrivâmes dans cette ville sans autre accident que de casser encore une fois par la maladresse du postillon.

La joie que j'eus d'y retrouver Madame fut empoisonnée par l'idée de la position du reste de ma famille, et la comparaison que je fis malgré moi de son sort avec le nôtre.

Résolu de me rejoindre au comte d'Artois, je lui écrivis que j'allais à Bruxelles pour y attendre de ses nouvelles, et lui demander où il voulait me donner rendez-vous; et pour plus de sûreté, je lui dépêchai deux courriers, l'un par Luxembourg, l'autre par Aix-la-Chapelle. Cependant, comme je savais que l'évêque de Namur devait me proposer de loger chez lui, et que le clergé des Pays-Bas s'était mal conduit dans la révolution, je consultai le général de Moitelle, qui me conseilla d'accepter la proposition. En conséquence, nous quittâmes notre auberge, et nous allâmes nous établir à l'évèché; nous y trouvâmes un fort bon souper, mais nous eûmes bien de la peine à nous débarrasser des soins officieux de l'évêque qui voulait nous faire boire beaucoup plus que nous ne voulions, et surtout de l'anisette, espèce de ratafia plus violent que le kirsch-wasser. Le lendemain, avant de partir pour Bruxelles, j'écrivis à tout hasard une lettre pour le Roi, la Reine ou ma sœur. Cette lettre n'est jamais parvenue à sa destination.

Mon projet était de loger à Bruxelles, à l'auberge; mais l'archiduchesse n'y voulut jamais consentir, et elle nous logea dans une petite maison dépendante de son palais, le palais même n'étant pas en état de nous recevoir, parce qu'elle avait été obligée de le faire démeubler pendant les derniers troubles. Tout ce qu'il y avait de Français dans cette ville demanda à me voir; mais j'étais trop en peine de mes malheureux parents, pour être en état de voir personne. Le lendemain, j'appris par une lettre du comte d'Artois, qu'il arrivait. J'allai au-devant de lui, et j'oubliai pour un moment mes peines passées, mes inquiétudes présentes, mes craintes futures, en serrant dans mes bras un frère, un ami dont nos malheurs communs m'avaient séparé depuis près de deux ans. La joie qu'il me témoigna de me revoir me fit peut-être encore moins de plaisir que l'accueil qu'il fit à mon cher d'Avaray.

Cependant, ayant appris que le Roi était de retour à Paris, et qu'au moins la vie de na famille était en sûreté, nous nous déterminâmes à paraître en public, et l'archidu

chesse voulut bien nous prêter son grand appartement pour y recevoir nos Français. Le plaisir qu'ils me témoignèrent en me revoyant, celui que je ressentis moi-mème, me firent repenser bien vite à celui qui me procurait cette scène touchante, et je m'empressai de remplir les devoirs sacrés de la reconnaissance, en publiant hautement toutes les obligations que j'avais à mon libérateur. Je fus bien payé de cette démarche; car en sortant de là, toute cette noblesse courut en corps lui faire une visite. Qu'il me soit permis de le dire: de toutes les choses flatteuses que j'ai éprouvées en ma vie, c'est celle qui a le plus satisfait mon cœur; il y entra bien un petit grain d'amour-propre; mais l'amitié, la reconnais sance y avaient bien plus de part.

Les huit jours que je passai à Bruxelles ont été peut-être les plus occupés de ma vie. Placé tout d'un coup à la tète d'une des plus grandes machines qui aient jamais existé, il fallait non-seulement faire aller le courant, mais m'instruire du passé, dont je n'avais eu aucune connaissance dans ma prison, pour en faire l'application au présent. Je crois que je n'en serais jamais venu à bout, sans le comte d'Artois. Bien loin, après toutes les peines qu'il s'était données, d'être fâché de voir arriver un collègue qui pouvait lui ravir une partie de sa gloire, il s'empressa de m'instruire, de m'aider, de me mettre en avant, de me faire valoir; en un mot, ce n'était pas un frère que je retrouvais en lui; c'était le fils le plus tendre. C'était Charles V se jetant dans les bras du roi Jean, après sa captivité. Je l'éprouvai d'une manière bien touchante à l'audience de congé que nous donnàmes à toute la noblesse, avant de quitter Bruxelles. Je n'entreprendrai point de décrire cette scène; je ne rendrais jamais assez bien ce que je ressentis.

Nous partîmes le 3 juillet pour Liége, et nous logeâmes à l'auberge de l'Aigle-Noir. Comme nous étions beaucoup de monde, et que la maison n'était pas vaste, nous n'eûmes, d'Avaray et moi, qu'une même chambre. Cette circonstance, qui me rappelait le temps peu éloigné où voyageant à peu près dans le même pays, nous existions seuls l'un pour l'autre sur

la surface de la terre, me fit un vrai plaisir. Le 4, nous arrivâmes à Aix-la-Chapelle, où nous trouvâmes le roi de Suède qui, plus instruit que moi du plan d'évasion du Roi, s'était rendu dans cette ville sous le prétexte des eaux, mais dans le fait pour être plus à portée du théâtre des événements où sa grande âme lui faisait désirer de jouer un rôle. J'ai oublié de raconter qu'aussitôt qu'il avait appris l'arrestation du Roi, il m'avait écrit une lettre charmante à ce sujet; et une particularité assez piquante, c'est que cette lettre m'avait été apportée par le baron de Lieven, le même qui, en 1772, avait apporté au feu Roi, mon grand-père, la nouvelle de la révolution qui avait placé la couronne sur la tète de Gustave III. Nous séjournâmes un jour à Aix-la-Chapelle pour causer plus librement avec ce prince, dont nous eûmes tant sujet de nous louer.

J'éprouvai aussi dans cette ville un plaisir bien vrai : le comte d'Hautefort, ami de d'Avaray dès leur plus tendre enfance, n'avait pas plutôt appris mon évasion, que, laissant toute sa famille à Heidelberg, où il était établi avec elle, il était accouru pour nous rejoindre, et nous le trouvâmes en arrivant à Aix-la-Chapelle. Je fus fort touché de cette marque d'attention de la part d'un homme qui n'était encore pour moi qu'une connaissance agréable; mais je fus bien plus content de voir mon libérateur recueillir un nouveau fruit de ce qu'il avait fait pour moi, en retrouvant son ami dont il était séparé depuis près de deux ans. Son amour-propre avait pu être flatté plus d'une fois, mais alors c'était une pure jouissance de son cœur. Il était impossible que le mien ne la partageât pas; et quand j'ai mieux connu le comte d'Hautefort, elle m'est devenue personnelle.

Le 6 nous allâmes coucher à Bonn, chez l'électeur de Cologne, avec qui nous en étions convenus à Aix-la-Chapelle, et le 7 nous arrivâmes à Coblentz.

L'électeur de Trèves, mon oncle, avait bien voulu prêter son château de Schonbornslust au comte d'Artois avant mon évasion; il eut la même bonté pour Madame et pour moi. Je me ressouvenais de l'avoir vu en France il y avait près de

42 RELATION D'UN VOYAGE A BRUXELLES ET A COBLENTZ.

trente ans. J'eus un vrai plaisir à le revoir; et l'accueil qu'il nous fit était le présage des bontés qu'il a eues pour nous et pour tous les Français que le désir de servir la cause de l'autel et du trône a engagés à se réunir à nous.

C'est là proprement qu'a commencé ma vie politique. Je pourrais encore en rester là; mais je ne serais pas content, et sûrement mes lecteurs ne le seraient pas davantage, si je ne leur disais rien de plus. Trois semaines s'étaient écoulées depuis mon évasion, et je n'avais encore rien fait pour mon libérateur. Je souffrais, plus que je ne puis le dire, que le prince restât ingrat, tandis que l'ami exprimait si hautement sa reconnaissance. Enfin je reçus une lettre du duc de Lévis, qui, après quelques reproches de l'ignorance absolue où je l'avais laissé, finissait par me donner sa démission. Dès que je reçus cette lettre, je courus chez d'Avaray, qui fut presque étonné quand je lui nommai le successeur du duc de Lévis, et qui me remercia comme si je n'avais pas acquitté par là une dette sacrée, et comme si je n'avais pas eu mille fois plus de piaisir à l'acquitter qu'à la contracter.

J'ignore quel sera le sort de ma patrie et le mien; mais quel que soit celui que la Providence me destine, elle ne pourra jamais m'ôter autant qu'elle m'a donné, en m'accordant un ami comme mon cher d'Avaray.

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