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Le 15 août je me vis dès la pointe du jour installé chez le prince Louis sa longue matinée fut divisée en plusieurs occupations, dont aucune ne manquait d'intérêt. L'étude des mathématiques transcendantes favorisait ses travaux sur l'art militaire qu'il aimait avec passion. Des lectures relatives aux lettres, à l'histoire et à la philosophie, annonçaient un goût sain, un esprit ingénieux, et une imagination vive. Le passage d'un livre à un autre produisait des intervalles que la musique remplissait : loin d'ètre fatigué par la faiblesse commune chez les amateurs, on avait peine à se persuader que le piano n'était pas touché par un artiste de la plus haute volée. Je ne pus qu'admirer et me sentir ému. Est-il en effet un spectacle et plus beau et plus intéressant que celui qu'offrait à mes regards un mortel né au pinacle des dignités de la terre chez qui apparaissaient les germes des bienfaits de la nature et des fruits de l'éducation, et dont l'entière maturité aurait produit un grand homme? Les périls de la guerre, les progrès des sciences, le perfectionnement des beaux-arts et les habitudes de la magnanimité l'embrasaient d'une brûlante ardeur. Huit heures employées avec une forte contention des facultés intellectuelles, prescrivaient le double recours aux plaisirs et aux exercices. Quoique je ne vinsse que d'atteindre ma quarante et unième année, époque de la vie où l'homme jouit de sa vigueur entière, il me devint impossible de répondre à la confiance dont la maison Ferdinand voulait bien m'honorer. Mes excuses furent ainsi que mes regrets accueillis avec bienveillance.

Les lettres s'offrirent à mes yeux comme une source d'où les plaisirs, les occupations et l'aisance devaient découler. J'eus lieu d'ètre satisfait des procédés de MM. les rédacteurs du Journal de littérature qui se publiait en langue française. Le premier extrait que je fis paraître offrait un hommage aux grâces de l'esprit et à la délicatesse du sentiment qui rendent si délicieuse la lecture du roman d'Adèle de Sénanges. Madanie la comtesse de Flahaut, aujourd'hui madame la contesse de Souza, me rendit heureux par les marques de sa satisfaction.

Je me féliciterai toujours d'avoir, dès la plus tendre jeunesse de M. de Chênedollé, prédit que la France allait voir grossir le nombre de ses grands poëtes. A Amsterdam, je louai hautement le premier essor de sa muse, A Hambourg, j'admirai des progrès assez rapides pour que l'ode à l'Imagination me parût un hommage digne du génie de Klopstock. Je saisis avec joie l'occasion de payer le tribut de mon enthousiasme. La lettre suivante, que je reçus de Hambourg, reste entre mes mains un titre flatteur, sans me dissimuler que la reconnaissance produit souvent l'exagération.

<< Acceptez mes remerciements, Monsieur, pour le morceau « où vous rendez compte de mon ode. Votre analyse m'a fait « le plus grand plaisir. C'est un excellent extrait digne de << nos meilleurs critiques : vous ne vous êtes pas borné à un « exposé critique; votre imagination perce souvent au tra« vers de la sécheresse qu'entraîne la discussion; elle laisse « échapper de grandes idées, et il ne manque à la double « image de la cataracte et du fleuve que vous employez pour << différencier l'ode du poème épique, que d'être versifiée « pour former elle-même une superbe strophe lyrique. »>

Plus de trente années se sont passées sans que j'aie satisfait mon désir de revoir M. de Chênedollé; je n'en reste pas moins attentif à suivre avec intérêt le cours de ses ouvrages, dont il n'est aucun qui ne l'élève sur les plus hauts degrés du temple de la gloire.

Le 1oi de Prusse permit que je lui dédiasse l'Esquisse d'un plan d'éducation. Le sujet de mon ouvrage avait longtemps occupé les hommes de lettres et les savants de l'Allemagne. Cette circonstance est confirmée par la lettre que je reçus du duc de Brunswick. L'histoire ne dédaignera aucune des particularités relatives à un prince qui, dans sa jeunesse, occupa de ses exploits la renommée, alors même qu'elle célébrait la gloire du grand Frédéric, qui dans son âge mûr vit ses lauriers se faner et qui, parvenu à la vieillesse, mourut de blessures envenimées par la douleur que lui causaient les désastres d'un État dont la défense lui avait été confiée. La responsabilité mise sur sa tête oppressa son cœur. Affable,

instruit, juste et humain, l'anathème de Mirabeau le relégua pourtant dans la foule des souverains médiocres. Plus d'un motif m'engage donc à placer ici la lettre qu'il m'écrivit.

<< MONSIEUR,

« J'ai reçu avec un sensible plaisir l'ouvrage dont vous venez d'enrichir la république des lettres. La matière que vous y traitez a été pendant longtemps la matière favorite de nos littérateurs allemands. Je lirai avec empressement cette nouvelle production sur une matière aussi intéressante, et je ne doute pas que je n'y trouve des idées aussi solides que neuves.

« Agréez, Monsieur, etc.

Signé « LE DUC DE BRUNSWICK, »>

Aux premiers jours de l'hiver, la cour fut aussi animée que brillante. La princesse royale et la princesse Louis embellissaient les fêtes que le désir de leur plaire multipliait. Ces deux sœurs, nées princesses de Mecklembourg-Strélitz, avaient reçu de la nature, prodigue envers elles, les charmes du corps, les agréments de l'esprit et la bonté du cœur. Le don enchanteur de plaire appartenait à toutes deux, mais chacune offrait une nuance distincte. La beauté de la princesse royale, réunissant l'expression de la dignité à celle de la bienveillance, semblait être préparée pour les grandeurs. La figure jolie et piquante de la princesse Louis paraissait comme destinée à faire les délices de la société. Un coup imprévu substitua le deuil aux plaisirs. Le prince Louis, second fils du roi, fut enlevé par une fluxion de poitrine, sans que, ni les secours de l'art, ni les soins de la tendresse, pussent retarder sa mort de quelques moments. Des regrets unanimes et profonds se répandirent sur la perte des espérances qui avaient été inspirées par un esprit d'un rang élevé, des connaissances étendues, un jugement parfait et un caractère ferme. Le prince royal fit naître l'intérêt par ses regrets fraternels, et la princesse Louis offrit le tableau d'une veuve livrée à une excessive douleur.

Le roi se renferma dans son intérieur, qui offrait un aspect inaccoutumé. La mort de la comtesse d'Igenheim, la première

des ses épouses de la main gauche, lui avait coùté des larmes; et les emportements de la seconde, la comtesse Dehnhoff, venaient de lui prescrire l'affligeante ressource d'un divorce. Du premier de ces mariages, bien étrangers aux mœurs des Français, il était provenu un fils, et du second un fils et une fille. Les regrets donnés à l'une des mères, et les reproches encourus par l'autre, n'avaient, dans le cœur de FrédéricGuillaume, porté aucune atteinte à la tendresse paternelle. L'amour s'était plu dans les tourments d'un prince galant, qui avait espéré que son besoin pressant d'aimer serait satisfait par l'amitié. Ce sentiment, lorsqu'il le goûtait près d'une femme, s'armait de ses plus doux charmes. L'absence de madame Rietz laissait, à cet égard, un vide que l'affection et l'habitude rendaient difficile à remplir cette femme, qu'une élévation rapide, une influence de longue durée et une chute éclatante ont rendue historique, voyageait alors en Italie. L'amour lui faisant accumuler les imprudences, la conduisait sur les pas du chevalier de Saxe, qui semblait partager la passion qu'il avait inspirée. Peu de ressources étaient offertes à Frédéric-Guillaume par les hommes qui avaient eu lieu de s'applaudir des gages de ses bontés. L'indiscrétion des républicains avait découvert les faiblesses de Bischoffswerder. Le roi adressa des reproches à son favori de l'avoir soumis à d'austères privations, tandis qu'il oubliait ses propres devoirs. En vain Bischoffswerder fit-il sur-le-champ prononcer son divorce avec sa femme et la remplaça-t-il par la comtesse de Pinto, le coup se trouva porté sans retour. La conduite de l'un de leurs principaux chefs frappa, aux yeux du roi, les illuminés d'un caractère d'hypocrisie. Le fameux Saxon ne recouvra plus l'ascendant qu'il avait perdu. Néanmoins, par un sentiment de justice éclairée, qui se rencontre rarement chez les princes, la faveur cessa sans que le crédit fût retiré. Bischoffswerder continua de donner, dans le ministère, des gages de son zèle et des preuves de son talent, sans cependant se revoir admis à l'intimité. L'âge enlevait chaque jour à Rietz quelques parcelles de la gaieté d'esprit et de l'adresse dans les exercices qui lui avaient procuré la

faveur de son maître, dont il conservait néanmoins l'estime et la confiance. Ces sentiments étaient mérités par le dévouement que lui inspiraient son respect et sa reconnaissance; mais cet excellent serviteur laissait trop entrevoir la négligence de son éducation primitive. Au moment où régnait une espèce de disette d'individus propres à satisfaire les désirs d'un cœur sensible, Saint-Patern se présenta. Ce Français, correspondant littéraire à Paris de Frédéric-Guillaume lorsqu'il était prince royal, continua les mêmes fonctions au début de son règne. Victime de la Révolution, qui le dépouillait d'un emploi de bibliothécaire à Sainte-Geneviève et qui le privait des agréments de l'intérieur du marquis de Vaudreuil, Saint-Patern accourut chercher le roi de Prusse à son quartier général. J'ai donné ailleurs divers détails sur cet homme intéressant. Il me suffira donc de dire ici que la nature et l'art semblaient s'ètre mis en harmonie pour former en lui le favori du meilleur et du plus aimable des monarques. Saint-Patern, avec une charmante physionomie et une belle taille, a de l'élégance dans son maintien son imagination vive et son esprit enjoué s'accordent avec une humeur aussi douce qu'agréable. Il possède dans une rare perfection les arts d'agrément, avec la facilité de faire des vers à la fois délicats et ingénieux auxquels il donne des accompagnements agréables. Il chante avec une voix charmante et s'accompagne avec une lyre à l'antique. Phénomène unique, des fleurs riantes se joignent chez lui aux fruits d'une vaste érudition. Enfin un penchant prononcé, mais caché, l'entraîne vers les sciences occultes. C'était donc assaillir Frédéric-Guillaume II sur tous les points où il se trouvait susceptible d'ètre séduit. Aussi un premier accueil de bienveillance prépara-t-il des jours d'affection. Le roi s'amusa quelque temps du secret répandu sur le nouvel objet de ses bontés. A la cour et à la ville, une curiosité fort active animait aux recherches pour connaitre le personnage mystérieux. Tout au plus parvenait-on à l'apercevoir lorsque d'un pas furtif il se glissait dans les appartements du château. Les conjectures étaient nombreuses et obtenaient d'autant plus de créance qu'elles se montraient plus bizarres, plus

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