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comme on peut bien le croire, ne nous faisait aucun plaisir; mais la résolution que le postillon témoignait nous rassurait. Nous voilà donc à travers champs, à cent pas des remparts d'une ville de guerre, à peu près sûrs d'être arrêtés, s'il y avait une sentinelle qui vît notre lanterne et qui sût son métier; nous nous serions volontiers abonnés qu'on nous tirât à mitraille du haut des remparts, à condition qu'on ne sortirait pas. Arrivés au fossé, je voulais le passer à pied; le postillon ne le voulut pas; il mit pied à terre, alla reconnaitre le fossé, trouva un endroit où, quoique profond, il n'était pas large, remonta à cheval et nous passa avec toute l'adresse imaginable; le guide nous conduisit encore tant que nous fûmes dans les champs, ne nous quitta qu'au grand chemin, et nous prîmes enfin celui de Mons avec la certitude absolue d'y arriver sans obstacle.

Avant de me livrer à ma joie, je remerciai Dieu du recouvrement de ma liberté; ensuite, je voulus m'en réjouir avec d'Avaray; comme nous n'étions pas encore hors de France, il voulut arrêter mes transports, à cause de Sayer qui ue me connaissait pas encore; mais ce dernier dormait profondément sur mon épaule, et d'Avaray lui-même était trop content pour ne pas se laisser entraîner par moi. Je commençai par me saisir de ma maudite cocarde tricolore, et lui adressant ces vers d'Armide:

Vains ornements d'une indigne mollesse, etc.

je l'arrachai de mon chapeau. (J'ai prié d'Avaray de la conserver soigneusement, comme Christophe Colomb voulut conserver ses chaînes.) Ensuite nous agitâmes ce que nous ferions en arrivant à Mons, que nous croyions encore place de guerre, et dont nous supposions que les portes seraient fermées. Nous arrêtâmes de tâcher de nous loger dans le faubourg; et si nous ne pouvions pas y trouver de gîte, il fut convenu que j'écrirais au commandant, en me nommant, pour lui demander les portes. Nous prévînmes aussi le cas où nous ne trouverions qu'un seul lit; je dis à d'Avaray que je le lui céderais, et qu'en qualité de plus fort, je passerais la nuit

dans mon fauteuil. Il me déclara qu'il ne le souffrirait pas, et qu'il prendrait plutôt un matelas à terre, à côté de mon lit; j'insistai pour qu'il partageât au moins le lit que nous n'étions pas sûrs d'avoir; et comme tout se tournait en gai dans mon esprit, je parodiai des vers d'Hippolyte et Aricie qui commencent par: Sous les drapeaux de Mars, en mettant matelas au lieu de malheur, ce qui nous fit beaucoup rire. Ces projets, ces disputes, les souvenirs de notre voyage, mille autres qui tous se peignaient en beau dans l'âme de deux êtres les plus contents qui furent jamais, nous conduisirent jusqu'au village de Bossu, à un quart de lieue de Mons. Notre postillon, qui n'y était jamais venu, se crut dans le faubourg, et nous frappâmes à plusieurs portes sans pouvoir en faire ouvrir une seule. Enfin il nous dit qu'il apercevait la cathédrale de Mons; nous allàmes de ce côté, c'était un pigeonnier. Cependant à force d'avancer nous arrivâmes réellement dans le faubourg, et un maréchal ferrant, que nous parvinmes à réveiller, nous indiqua une auberge ; mais elle avait si mauvaise mine, que nous résolûmes de ne nous en servir que pour écrire au commandant de Mons. Je sortis pour la première fois de voiture depuis 24 heures; nous frappâmes à la porte, une servante vint et nous demanda ce que nous voulions : « Écrire une lettre, lui répondis-je; » sur cette réponse, elle me ferma la porte au nez; mais le postillon, qui voulait se rafraîchir, frappa si fort qu'elle rouvrit la porte, et nous entrâmes : j'en avais grand besoin, car mes jambes étaient si engourdies que j'avais peine à me porter.

Mon premier soin, pendant qu'on s'informait des ressources qu'on pourrait trouver là, fut de me jeter à genoux pour remercier Dieu dans une posture plus convenable que je n'avais pu le faire jusqu'alors. Acquitté de ce premier devoir, j'en remplis un non moins sacré ni moins doux, en serrant dans mes bras mon cher d'Avaray, auquel je pus, pour la première fois, donner sans crainte et sans indiscrétion le nom de mon libérateur. Cependant nous sûmes bientôt qu'il n'y avait moyen ni de coucher ni de manger dans cette maudite auberge, et tout ce que nous pûmes obtenir fut un peu de bière

détestable. Alors nous prîmes le parti d'écrire au commandant. Peronnet porta la lettre, et en attendant nous nous mimes à causer auprès d'un méchant feu de houille, avec notre postillon qui prit bravement une chaise à côté de moi. Je lui demandai d'abord son nom, il me répondit qu'il se nommait La Jeunesse. On sent bien que ce n'était pas pure curiosité de ma part, et qu'il m'était important de savoir le nom d'un homme qui, quoique sans s'en douter, m'avait si bien servi. Ensuite je lui demandai s'il y avait dans Avesnes beaucoup de prêtres qui eussent prêté serment. « Nous << ne laissons pas d'en avoir, me répondit-il, mais avec « cela le plus grand nombre est resté dans son devoir. << Ils ont imaginé un nouveau serment pour l'armée, tout «< cela n'est bon qu'à mettre l'officier mal avec le soldat; << aussi Dieu sait comme tout cela va. » D'Avaray lui demanda alors comment allait le régiment de Vintimille. « Oh! répondit-il, il est assez tranquille; mais autrefois cela << vous faisait l'exercice trois fois la semaine, c'était un plai« sir; à présent c'est une fois en huit jours, encore ils sor«tent à sept heures, ils sont rentrés à huit, et pendant tout « ce temps, on n'entend ni à droite ni à gauche, la musique « va toujours. » Je lui demandai encore si à Maubeuge nous avions eu besoin des portes, à qui, du commandant ou de la municipalité, il aurait fallu nous adresser pour les avoir. «Eh! parbleu, m'a-t-il dit, à la municipalité; est-ce qu'ils << ne se sont pas emparés de tout! Qu'est-ce que ces muni<< paux? des sacrés pouilleux. Enfin devinez un peu, dans un << village où vous avez passé (il me le nomma, mais je n'en«tendis pas bien le nom) qui est-ce qui commande la nation << avec deux épaulettes, s'il vous plait? c'est un marchand « de vinaigre. » En nous racontant tout cela, il haussait les épaules; il doublait tout ce qu'il disait par le geste et par le ton; enfin, je ne crains pas de dire qu'il nous faisait oublier la fatigue et la faim. Cependant, quand Peronnet revint nous annoncer que les portes étaient ouvertes, l'une et l'autre nous firent recevoir cette nouvelle avec grand plaisir. La Jeunesse nous dit alors qu'il avait entendu dire que la meil

leure auberge de Mons était la Couronne-Impériale, et nous lui dimes de uous y mener.

En entrant dans la ville, on nous demanda nos noms et nos caractères. D'Avaray, auquel on adressait les paroles, hésitait encore; je tranchai la difficulté en déclarant que nous étions: Monsieur, frère du Roi de France, et le comte d'Avaray, et que nous voulions aller à la Couronne-Impériale. Le sergent de garde nous dit que nous étions attendus à la FemmeSauvage, et que Madame y était déjà. Nous ne concevions pas trop comment, ayant passé par Tournay, elle pouvait déjà étre à Mons. Cependant, nous réjouissant de ce surcroît de bonheur, nous demandàmes qu'on nous menat à la FemmeSauvage. En y arrivant, nous trouvâmes l'hôte à la porte, qui nous confirma qu'on nous attendait; mais après avoir monté un assez vilain escalier, nous trouvâmes un domestique avec une chandelle à la main, qui, m'ayant examiné depuis la tète jusqu'aux pieds, me dit avec assez d'embarras que ce n'était pas moi qu'on attendait. La porte de la chambre était ouverte, et une femme, qui était dans son lit, se mit à crier: « Ce n'est pas lui! n'entrez pas! » Alors l'hôte m'ayant examiné à son tour, me dit : « Est-ce que vous n'êtes pas le «comte de Fersen? Non vraiment, répondis-je; mais puis« que madame ne veut pas de nous, ne pourriez-vous pas << nous donner une autre chambre?» Un non tout sec fut sa seule réponse. Asscz mécontents, comme on peut le croire, de cette aventure qui nous avait d'abord semblé si heureuse, nous redescendimes l'escalier; nous remontàmes en voiture, et nous fumes à la Couronne-Impériale, où l'hôte nous déclara également qu'il n'avait pas de chambre à nous donner. Cette seconde mésaventure commençait tout de bon à nous attrister, lorsqu'une voix sortie de la maison fit entendre ces mots : Monsieur d'Avaray, est-ce vous? Il ne la reconnut pas d'abord, mais je reconnus celle de madame de Balbi. Nous descendìmes de voiture, et nous entràmes dans la maison. Madame de Balbi s'occupa de nous faire donner à souper. Celui de l'auberge ne valait rien du tout; heureusement elle avait un poulet froid et une bouteille de vin de Bordeaux, et

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nous mangeâmes : ensuite elle eut la bonté de me céder son lit; d'Avaray prit celui de sa femme de chambre, et, pour la première fois depuis vingt mois et demi, je me couchai, sûr de n'être pas réveillé par quelque scène d'horreur.

Je dormis environ six heures, et je fus réveillé par M. de La Châtre, qui se trouvait à Mons, et à qui l'impatience où il était de me revoir n'avait pas permis de me laisser achever ma nuit. Un moment après que je fus levé, je vis arriver le comte de Fersen, qui avait conduit le Roi jusqu'à Bondi. Alors, rien ne manqua plus à mon bonheur, persuadé comme je l'étais (car enfin il faut dire que je ne connaissais aucun détail du plan d'évasion), qu'une fois sorti de Paris, le Roi ne courait plus de risques. Je me livrai tout entier à majoie, et j'embrassai M. de Fersen de tout mon cœur. Dès que je fus habillé, je reçus la visite de tout ce qu'il y avait de Français à Mons, des officiers autrichiens, du corps de la Ville de Mons. Je fus fort flatté de l'accueil qu'ils me firent, mais je brûlais de reprendre la route de Namur. Je ne pus cependant partir qu'à deux heures, parce que le charron, en raccommodant cette fameuse jante qui nous avait causé tant de peine la veille, avait cassé sa voisine; de sorte que, pour pouvoir marcher, il avait fallu l'attacher aussi avec un lien de fer, et que nous repartimes de Mons dans le mème état que nous y étions arrivés. Je demandai des nouvelles de La Jeunesse, et j'appris qu'on lui avait donné dix louis, qu'il avait d'abord été saisi en apprenant qui il avait mené, mais que la vue de tant d'or lui avait causé une si grande joie, qu'il était reparti tout de suite, sans plus s'informer de rien. J'ai su depuis qu'il s'est tiré d'affaire, en disant que nous l'avions contraint par violence à nous passer, et j'ai été fort aise de le savoir hors du danger qu'il avait couru pour nous.

La journée de Mons à Namur n'offrit rien de bien intéressant pour la curiosité. Les épanchements de deux amis dont l'un est fier d'avoir sauvé l'autre, et dont l'autre à son tour est d'autant plus heureux de son bonheur, qu'il le doit à son ani, sont délicieux pour eux, mais n'ont aucun mérite pour les autres. Nous arrivâmes à Namur extrêmement tard,

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