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il est bon d'observer que Sayer parle mal français, et que le mot anglais fool, qu'il avait sûrement en vue, signifie encore bien autre chose que fou). Il fit aussi une réflexion dont la justesse me frappa, c'est qu'on ne peut pas dire qu'il y ait véritablement d'aristocrates ni de démocrates, parce que l'homme qui ne possède que six pences, ce fut l'expression dont il se servit, traite d'aristocrate celui qui possède un schelling. Cependant Peronnet était arrivé trois grands quarts d'heure avant nous à Laon; mais le charron était monté à la ville, et n'était pas revenu quand nous arrivâmes. Nous fimes scrupuleusement examiner notre roue, et nous étant assurés qu'elle était en bon état, nous continuâmes notre route sans songer davantage à faire faire une nouvelle jante.

Il est impossible d'ètre plus mal menés que nous le fûmes depuis Vaurains, mais surtout depuis Laon jusqu'à la Capelle. Je commençais à craindre que nous ne pussions pas arriver à Avesnes avant les portes fermées, et je méditais de passer par Landrecy où la poste est hors de la ville; cela nous aurait à la vérité allongés de quatre lieues; mais cet inconvénient était bien peu de chose, comparé à celui de rester tout-àfait; mais l'inquiétude que la lenteur des postillons me donnait fut bientôt absorbée par une plus cruelle. D'Avaray qui, depuis quelque temps, était devenu sérieux et taciturne, de gai et parlant qu'il avait été tout le long du chemin, m’avoua enfin, entre Marle et Vervins, qu'il crachait le sang, et je n'en vis que trop la preuve dans son mouchoir dont je me saisis par une espèce de mouvement machinal, aussitôt qu'il m'eut fait cet aveu. Qu'on se figure un peu ce qui se passa dans mon âme; je ne pouvais pas douter que ce ne fussent les peines d'esprit et de corps qu'il s'était données pour préparer notre départ, jointes à la nuit qu'il venait de passer blanche, et à la fatigue du voyage, qui ne lui eussent valu cet accident. Je savais que lorsqu'il en avait, ils lui duraient plusieurs jours, et j'ai assez de connaissances en médecine pour savoir qu'en pareil cas le repos absolu est le premier et le plus indispensable de tous les remèdes. Dieu m'est témoin que s'il n'eût couru, en cas d'arrestation, plus de dangers que moi,

rien au monde ne m'aurait fait faire un pas de plus; mais je ne l'avais que trop, cette cruelle certitude; ainsi, de toutes façons, je me voyais l'assassin de celui que j'aimais d'amitié, avant de l'aimer de reconnaissance, et qui me donnait, en ce moment mème, la preuve d'une amitié fidèle et courageuse. Quelques efforts que je fisse sur moi-même, mon âme ne se peignait que trop sur mon visage; il s'en aperçut, et oubliant ce qu'il souffrait, surmontant le trouble qui est propre aux accidents de cette espèce, il ne s'occupa plus qu'à me consoler, à me rassurer pour lui, en me disant que ce n'était rien, que cela ne venait que d'un peu d'échauffement, et qu'il sentait que cela allait se passer. Je n'écoutais plus ce qu'il me disait, je m'étais tourné vers Dieu, je le priais avec une ardeur que je n'aurais sûrement jamais eue en le priant pour moi; enfin, je n'ose pas croire que mes vœux aient été exaucés, mais ce qu'il y a de sùr, c'est que le crachement de sang s'arrèta et n'a plus reparu. Je peindrais bien mal ce que j'éprouvai au premier crachat entièrement blanc que je vis dans son mouchoir que j'examinais à chaque instant. Les cœurs froids et insensibles trouveront sans doute ces détails ignobles, peut-être mème dégoûtants; mais ce n'est pas pour eux que j'écris, et les cœurs sensibles en jugeront

autrement.

En arrivant à la Capelle, nous demandâmes à foi et à serment, à la maîtresse de poste, si nous arriverions à Avesnes avant les portes fermées. Elle nous assura que nous pourrions non-seulement entrer, mais même sortir, ce qui nous fit grand plaisir, car nous étions bien assurés que nous n'avions que cet endroit à craindre. Bientôt j'entendis une dispute s'élever entre elle et Peronnet, qui descendait à chaque poste pour payer, et en voici le sujet : nous courions à trois chevaux que nous payions généreusement 30 sous. Elle prétendait (et en cela elle avait raison), que comme nous étions trois dans la voiture, nous devions payer quatre chevaux. Peronnet soutenait le contraire, et elle menaçait de nous donner quatre chevaux et deux postillons. Il nous parut plaisant de jouer un moment notre vie contre dix sous, car

il n'y a que cette différence entre trois chevaux à trente sous et quatre à vingt-cinq sous. D'Avaray lui dit que c'était parce que nous étions étrangers qu'elle nous traitait ainsi. « Non, « dit-elle, je serais en droit de vous en mettre six si je le « voulais. Eh bien! lui répondis-je (certain par les rires <«< que tous les postillons à qui j'avais parlé avaient faits de « mon accent, qu'on me prenait pour un véritable Anglais), << mette six chevaux, je paye que cinq, » Elle se mit à rire. Alors, m'adressant très-sérieusement à Peronnet M. Per<< ron, lui dis-je, paye ce que Madame demande; il ne sera << pas dit que Michel Foster il ait une dispute avec une dame « pour l'intérêt. » Le ton que je prenais, le sérieux, les gestes, l'accent, enfin mille choses qu'on ne peut écrire, rendaient cette scène la plus plaisante du monde; mais nous n'avions garde de rire. Nous nous informâmes quel était le régiment en garnison à Avesnes. On nous dit que c'était celui de Vintimille. Cela déplut à d'Avaray, qui précisément avait donné à dîner, deux ans auparavant, aux officiers de ce régiment. Il fut convenu qu'il se tapirait le plus qu'il pourrait dans la voiture, et nous partîmes. En chemin, le soleil, qui n'avait pas paru de toute la journée, se fit voir assez pour m'obliger de lever la jalousie pour m'en garantir. Cette circonstance paraît peu importante; mais on verra bientôt les conséquences qu'elle eut.

On nous demanda, suivant l'usage, à la porte d'Avesnes nos noms, et si nous restions dans la ville: nous répondìmes que nous étions deux Anglais, et que nous passions notre chemin. Nous présentâmes nos passc-ports, qu'on ne regarda seulement pas, et nous arrivâmes à la poste; mais Sayer, qui était extrêmement las, et auquel tout le monde, et surtout un Anglais qui se trouva là par hasard, avait persuadé que c'était folie à nous d'aller plus loin, ne pouvant pas espérer d'entrer dans Maubeuge, s'était laissé aller à ces conseils, et n'avait pas commandé de chevaux. Nous en demandames aussitôt; mais il fallut les attendre un gros quartd'heure, placés entre la poste et le café militaire qui était rempli d'officiers. Heureusement la jalousie dont j'ai parlé

plus haut nous garantissait du côté du café, et les officiers eurent mème l'attention d'empêcher plusieurs bourgeois de venir regarder dans la voiture; mais je n'en voyais pas moins tout ce que souffrait d'Avaray, partagé entre l'inquiétude que lui causait notre position, et la colère contre Sayer qui nous y avait mis je tàchai à mon tour de le calmer, et j'en vins facilement à bout. Enfin nous partìmes, et dès que nous fûmes hors de la ville, nous chantâmes de bon cœur: « La victoire est à nous ! »

Le postillon qui nous menait allait bon train, et paraissait être ce qu'on appelle un gaillard bien déterminé; mais nous remarquâmes avec un peu de peine qu'il regardait souvent derrière lui. Enfin il s'arrêta et nous demanda où nous voulions qu'il nous menât. « A la poste, lui dis-je. Bon,

« me répondit-il, la poste est une mauvaise auberge; je vous « mènerai au Grand-Cerf, où vous serez bien. Mais, lui « dis-je, il n'est pas question d'être bien ou mal, nous ne << voulons pas coucher à Maubeuge. Et où voulez-vous donc - A Mons, répondis-je. — A Mons, << reprit-il en riant, ah! vous n'y arriverez pas d'aujourd'hui. Et pourquoi? lui demandai-je à mon tour. Parce que

«aller? me demanda-t-il.

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«c'est tout au plus, me répondit-il, si on ouvre les portes pour << entrer, et qu'on ne vous les ouvrira sûrement pas pour res« sortir. Mais, lui dis-je, que nous font les portes ouvertes «< ou fermées, puisque la poste n'est pas dans Maubeuge? <<< Elle y est depuis six mois, me répondit-il. - Comment, lui « dis-je, cst-ce qu'il n'y a pas un chemin pour tourner la ville? Si fait, me répondit-il. Eh bien! mon ami, ajoutai«je, comme nous sommes fort pressés, et que vos chevaux << sont bons, est-ce que vous ne pourriez pas nous faire <«< tourner la ville et doubler la poste? nous vous paierons bien. - Moi! s'écria-t-il, je ne le ferais pas pour toute chose au <<< monde. >>

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Ce peu de mots me fit voir toute l'horreur de notre situation; ne voyant plus aucune espérance, je ne songeai plus qu'à me résigner au sort que je ne prévoyais que trop. Mon sacrifice était aisé à faire; celui de d'Avaray seul me déchirait

l'âme. Mais lui, toujours aussi calme que s'il n'y avait pas eu le moindre danger, il prit la parole en mauvais français, mais avec une éloquence que je n'essayerai pas même d'imiter et il dit au postillon que nous étions extrêmement pressés d'arriver à Mons, parce que nous avions laissé sa sœur, qui était ma cousine, une fille charmante que nous aimions tous les deux de tout notre cœur, bien malade à Soissons; que le seul médecin en qui elle eût confiance était à Mons; que si nous perdions du temps pour le ramener, sa sœur était morte, et nous les plus malheureux du monde; enfin que s'il nous passait, il lui donnerait une guinée, deux guinées, trois guinées. Cette harangue, jointe à la promesse de trois guinées, produisit un effet merveilleux sur le postillon. Il réfléchit un moment; puis il nous dit: Eh bien! je vous passerai; cependant l'instant d'après il nous proposa, non pas d'entrer dans Maubeuge, mais d'en faire sortir les chevaux. Nous lui fimes sentir que cela serait aussi difficile; enfin il nous dit qu'il ne connaissait pas bien le chemin dans le faubourg, mais qu'il prendrait un guide; nous reprimes Sayer dans la voiture, en faisant monter Peronnet à cheval, pour veiller sur le postillon, et nous repartimes.

Aussitôt que nous fûmes dans le faubourg, le postillon s'arrêta, descendit dans un bouchon pour se rafraîchir, et demanda un guide. Des femmes qui s'y trouvèrent et auxquelles il fit partager l'attendrissement que lui causait notre prétendue situation, lui dirent qu'il ne pouvait pas passer. « Pourquoi donc? demanda-t-il, est-ce que le Pont-Rouge « n'existe plus? - Si fait, répondit une des femmes, mais c'est «< qu'on fait des travaux à la nouvelle Sambre; on dit qu'ils y << ont mis trois cents ouvriers, il y a des fossés dont vous ne << vous tirerez jamais. - Faites-moi seulement venir un guide, « c'est tout ce qu'il me faut. » La femme qui lui avait parlé, alla chercher son frère qui était précisément un des travailleurs; il offrit de nous mener jusqu'au fossé, mais il confirma ce que sa sœur avait dit de l'impossibilité de le passer.

Quand ce serait le diable, s'écria le postillon, j'y passerai; << prenez une lanterne et conduisez-moi. » Ce colloque,

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